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lundi 25 janvier 2010

Un violoncelle sur un quai



Photo de Robert Doisneau 

     Aïe ! Et voilà ! Il n’a pas eu le temps. Les portes se sont refermées sur son bras. Quel choc. Ils sont tous entrés ensemble là-dedans. Avec lui. Ils l’ont poussé, soulevé, transporté. Il n’a eu aucun moyen de résister à la foule compacte qui, comme un rouleau compresseur sans âme, l’a propulsé à l’intérieur du wagon, jusque contre la paroi opposée. Dès qu’il s’est senti déposé sur le sol, il a essayé de remonter le courant, tantôt bousculant, tantôt s’excusant. Mais la marée humaine, puissante inertie, le retenait. Ces quelques minutes lui ont paru interminables. Une seule pensée, un seul but : ressortir de cette maudite rame. Son violoncelle est resté sur le quai. Il l’avait lâché quelques secondes pour… Pourquoi, au fait ? Tout s’était précipité : l’arrivée de cette foule au même moment que celle du métro. Les portes s’étaient ouvertes, et, à peine les autres voyageurs avaient-ils eu le temps de descendre, qu’ils s’étaient engouffrés à l’intérieur. Et lui a été happé par cette horde sauvage. Après tous ces efforts, il allait sauter sur le quai, rejoindre son violoncelle, et attendre avec lui une prochaine rame capable de les accueillir tous les deux. Mais au moment où il croyait pouvoir le rejoindre, la sonnette avait retenti, immédiatement suivie du claquement des portières. Sur son bras. Douleur, désespoir, colère, angoisse. Ses doigts écartés s’agitent. Il va devoir attendre le prochain arrêt et revenir en sens inverse. Pourvu que son bras ne soit pas arraché ! Pourvu que son violoncelle n’ait pas bougé !

     Le violoncelle est seul sur le quai du métro. Il y a un instant encore, Romain était avec lui. Ils attendaient tranquillement quand tout à coup, ils se sont retrouvés entourés, comprimés. D’où venaient tous ces gens ? Quelle vanne avait été ouverte ? Et puis Romain a disparu. Il ne l’a plus vu. Il sentait seulement une masse humaine tourner autour de lui. C’est un miracle qu’ils ne l’aient pas bousculé ! On ne pourra jamais comprendre ces hommes. D’abord pourquoi Romain avait-il voulu traverser Paris avec lui à cette heure-ci ? C’était la première fois qu’une telle idée lui prenait. D’habitude, ils circulaient de préférence en milieu d’après-midi ou bien largement après dix-huit heures. Et comment pensait-il le faire entrer dans ce compartiment exigu, lui qui prenait la place de deux ou trois humains, selon le sens dans lequel il était orienté ? Au moment où la foule s’était précipitée, le métro était arrivé. Quelle cohue ! Tout le monde se bousculait à qui mieux mieux. Tout à coup, il n’y a plus eu personne autour de lui. Il a entendu la sonnerie et le claquement des portières. Le métro s’est ébranlé. Il s’éloigne à présent avec son chargement d’hommes et de femmes entassés. Il voit le bras de Romain coincé dans la porte, avec ses doigts qui s’agitent. Combien de temps le violoncelle devra-t-il rester là ? Qui viendra le chercher ?

     Bon, bon, ça va, ce n’est plus la peine de se précipiter comme ça, il l’a raté son métro. Le voilà qui s’en va. Il est bondé d’ailleurs. Il n’y a même pas assez de place pour que tout le monde puisse y entrer en entier. Regardez ce bonhomme avec son ventre de propriétaire, les deux mains dans les poches, debout à l’entrée du wagon. Il s’est installé là, aux premières loges pour admirer les murs crasseux dans l’obscurité des tunnels, sans doute ? Et cet autre avec son bras qui dépasse. Celui-là aurait pu attendre le suivant au lieu de risquer de se faire arracher un membre dans le premier virage. Ce n’est pas en agitant les doigts frénétiquement qu’il va améliorer sa position. Les gens sont fous. Et ce Mathieu qui continue de courir, mes semelles vont devenir fines comme des feuilles de papier à cigarette à force d’être maltraitées de la sorte ! Il ne prend même plus la peine de me cirer depuis qu’il vit dans cette ville de cinglés. Toujours s’agiter, toujours galoper, dans les rues, dans les escaliers, dans les couloirs. Foncer à travers la foule et me faire marcher dessus tellement souvent que mon cuir est tout râpé, à croire qu’il ne sent rien. Pourtant ça doit lui écrabouiller les doigts de pied tout ce monde qui me piétine ! J’étais encore récemment une jolie paire de souliers mais maintenant, je ne ressemble plus à rien.
     Tiens ! Un violoncelle sur le bord du quai. C’est un décor original. Ils se mettent à ériger des statues à présent dans le métro, et juste dans le passage, c’est malin ! Un violoncelle ! Pourquoi pas un piano à queue ! Il a l‘air bien fier celui-là ! Il n’a peur de rien. Personne ne lui a dit que c’était dangereux de rester là ? Il faut lui expliquer que ce sont tous des aliénés, des fous furieux, qu’il risque de se faire réduire en petit bois, que dis-je en allumettes. Hep ! Hep ! Le violoncelle ! Mais tu vas ralentir, Mathieu ? Hé le violoncelle, va-t-en ! Moins vite, Mathieu, voyons tu ne vois pas ce pauvre violoncelle, tu le dépasses et tu ne remarques rien. Et où va-t-il s’arrêter ? C’est une maladie qu’il a dû attraper en arrivant dans cette ville. On y rencontre des choses tellement surprenantes qu’à leur contact on perd la raison, et j’ai bien peur qu’il soit victime à son tour de leur frénésie délirante. Hé, le violoncelle, tu vas finir au feu. Méfie-toi ! Ils vont te massacrer. Oh ! Il ne m’a pas entendue. Il est déjà derrière moi !
Danièle CHAUVIN



lundi 18 janvier 2010

La récompense de l'écrivain public

Quand je rends un travail d'écriture, j'ai toujours un doute sur l'exactitude de l'expression pour une efficacité maximum. Comment être satisfait de la rédaction d'un texte ?


L'écrivain public, comme l'écrivain, doit chercher à s'approcher le plus possible de la perfection. Pour ma part, je sors le plus souvent un peu frustrée de ces exercices d'écriture, de relecture ou de rédaction. En effet, la langue est un matériau si riche, si nuancé, qu'il est toujours possible de "faire mieux".

Ma technique, pour minimiser ce sentiment, est d'écrire le document, ou de le corriger puis de le laisser reposer au moins une nuit. J'ai en effet remarqué que la nuit "porte effectivement conseil", et fait surgir l'expression ou la tournure de phrase exactement adaptée à la circonstance. Jusqu'à présent, si j'en crois le retour, comme disent les professionnels de la communication et du commerce, c'est pour moi la bonne méthode. En effet, les personnes qui ont fait appel à mes compétences d'écrivain public-écrivain conseil, d'abord perplexes sur le bien-fondé de mes tarifs, m'ont, jusqu'à présent félicitée, de la qualité de mon travail de rédaction, de présentation, voire de conseil en écriture.

Quelle meilleure récompense pour l'écrivain public, que la reconnaissance de ses clients ? Surtout quand le travail est en lui-même un réel plaisir ? Je me compare à ces sportifs ou ces artistes qui gagnent leur vie en faisant ce qui leur plaît. Bon, d'accord, les revenus des écrivains publics ne sont pas tout à fait comparables à ceux des footballeurs, mais les premiers pourront exercer leur passion aussi longtemps qu'ils le souhaiteront EUX!!! C'est une compensation, non ?


mercredi 13 janvier 2010

L'encrier


L'encrier de Robert Doisneau


Le fond de l'encrier. C'est rigolo : la plume grince. Quand elle va ressortir, il y aura trop d'encre. Une goutte va retomber. Elle n'écrira pas avec moi les mots. Tant pis pour elle. Bien sûr, elle aura une seconde chance. Toutes les gouttes d'encre ont leur chance car toutes écriront.

Dans le fond de l'encrier, il y a un trésor. Il n'est pas enfoui, il attend juste de pouvoir s'étaler sur les pages de Guillaume. C'est un petit garçon méticuleux : tout ce qu'il fait est appliqué. Les gouttes d'encre qui s'accrochent à sa plume s'étaleront bientôt, en pleins et en déliés, entre les lignes, sans dépasser. Des boucles amples, des arrondis joufflus. Son histoire sera belle. On n'aura même pas besoin de la lire pour le savoir. Il suffira de regarder. Les phrases harmonieuses se suivront sans se bousculer. Elles traverseront la page en se pavanant. Elles auront raison d'être fières : Guillaume les aura tracées avec plaisir. Il adore écrire. Il perçoit avec gourmandise le grattement de la plume sur le papier, une griffure légère, avec la pointe, laissant un trait sec quand on monte, puis le frottement un peu sourd, régulier, qui laisse une trace épaisse quand on appuie doucement en redescendant.

Chaque mot est une figure, chaque ligne une farandole, farandole colorée, animée de vie et de rêve.
Guillaume écrit l'histoire de sa chatte : elle a eu six petits, cinq sont partis. Sa plume ronronne, enroule les a, les o, puis étire les boucles, en bas, en haut. La chatte se lève après la tétée, fait le gros dos, puis tend une patte, l'autre, jusqu'au bout de ses griffes. Les petits, repus, se pelotonnent les uns contre les autres. Après une courte sieste, ils sautent du panier. La plume de Guillaume bondit d'un mot à l'autre, joyeusement ; les signes atterrissent les uns derrière les autres, vifs mais disciplinés, pressés d'occuper leur place exacte. Les chatons jouent, démarrent comme des bolides, dérapent sur le carrelage, se bousculent et repartent. Mais un jour, la chatte ne veut plus les nourrir : ils sont grands, ils doivent se débrouiller seuls. Chacun leur tour, ils quittent la maison pour un autre foyer.

La plume de Guillaume s'arrête, reste en suspend quelques instants. Oui, Guillaume a fini son histoire. Il pose un point final à côté du dernier mot.