Jade, assise sur le rebord de sa fenêtre ouverte,
derrière ses jardinières d’herbes odorantes, est songeuse : « Je suis
inquiète. » Il a fait beau aujourd’hui, et la douceur du printemps entre,
généreuse, dans le petit salon. Dans les jardinières, il y a aussi des fleurs,
rouges, comme celles qui leur répondent, depuis l’angle de la pièce, tout près
du bureau. Jade a gardé son gilet : les soirées sont encore fraîches. Mais
la jeune femme veut respirer, dès les premiers jours, le charme de la saison du
renouveau. Ses pensées, retenues derrière son visage sérieux et ses paupières
baissées, se bousculent. « Je suis très inquiète. » Elle n’entend pas
la rumeur de la ville depuis sa rue tranquille. De temps en temps, une voiture
passe, présente quelques secondes au pied de l’immeuble, puis elle se fond dans
le va et vient lointain de l’avenue voisine.
Claire, dans sa chambre, enlève les vêtements sévères
qui l’ont accompagnée aujourd’hui. Ce soir, elle doit changer de look. Elle
prendra d’abord un bain parfumé pour éliminer toutes les traces de sa vie
laborieuse. Claire est femme de ménage, pardon, technicienne de surface, pour
financer en partie ses études de droit. Ensuite, elle prendra un soin
particulier de ses mains desséchées par le travail. Elle dénouera son chignon
sage pour laisser s’étaler sa chevelure dorée
sur ses épaules. Elle enfilera ensuite la petite robe rouge si seyante, choisie
cet après-midi pour l’occasion. Ses ballerines vernies lui rendront les jambes
légères. Le temps frais de ce début de printemps nécessitera un gilet. Mais
Claire n’a que celui qu’elle porte par-dessus sa blouse de travail. Elle cherche
au fond de son placard le châle offert l’année dernière par sa grand-mère. Elle
le trouvait trop précieux et ne pensait jamais pouvoir s’en servir. Mais
aujourd’hui, il rehaussera parfaitement sa petite robe rouge.
Du gris bleu au bleu de nuit, le ciel de Paris
s’assombrit. Les lumières des réverbères s’affirment. Les murs au crépi gris,
les murs aux briques rouges se trouent de rectangles lumineux. Les occupants
des appartements se dessinent brièvement, disparaissent, reviennent et s’en
vont.
Jade n’a pas bougé. Elle pense à Claire. Elle
l’imagine se préparant ainsi qu’elle le lui a conseillé cet après-midi en
choisissant avec elle la petite robe rouge. Elle aimerait bien être invisible
pour accompagner son amie dans cette aventure. De nouveau tous les arguments,
favorables, contraires, qu’elles avaient passés en revue depuis plusieurs
jours, défilent. Elle se demande comment
cette histoire se conclura.
Claire est fébrile. Elle jette un dernier coup
d’œil au miroir, range une mèche de cheveux, remonte le châle sur ses épaules.
Elle est prête. Elle se demande : « Ai-je eu raison de me lancer dans cette bataille ? »
Elle descend, prend le chemin de son rendez-vous.
Du bleu nuit au noir sombre, le ciel ténébreux enveloppe
Paris. Les lumières des réverbères
triomphent. Les volets clos enferment les occupants des appartements.
Seuls quelques rectangles, dans les étages, narguent la nuit.
Jade est rentrée. Il fait très frais. Elle ferme
la fenêtre.
A vingt heures quinze précises, Claire sonne.
Jade regarde sa montre : vingt heures quinze.
Devant Claire, la porte s’ouvre. Au fond du
vestibule, on découvre le salon bruissant de conversations feutrées. Une foule de
gens élégamment vêtus glisse sur le parquet. «Bonsoir. Qui dois-je
présenter ? demande la soubrette»
Jade pense : « Les dés sont jetés. »
Claire s’avance. « Dites au professeur
Hautefort que Claire est là. »
Jade s’assoit dans son fauteuil,
prend son livre afin d’en poursuivre la lecture et soupire : « Claire
me racontera demain. »
Du gris bleu au bleu gris, le ciel de Paris s’est
éclairci. Le flot des voitures circule au pied des réverbères éteints et
indifférents.
Jade rejoint Claire à l’entrée du métro. Elle est
impatiente et inquiète pour son amie : « Comment cela s’est-il
passé ? »
Claire sourit : « Tu avais raison, ça a
été horrible. Quand Hautefort m’a vue, il est devenu rouge sang. Il a
crié :
“
Que faites-vous ici ! C’est une réception privée !
– Je
sais, j’ai été invitée par madame votre épouse, qui souhaite me présenter à
votre ami le commissaire Charpe ici présent ce soir. Il sera heureux de
connaître une personne avec qui vous vous conduisez très mal. “
Et je lui
ai montré les photos que j’ai prises avec mon portable.
“Que
dites-vous ?
– Je dis
que j’ai rencontré votre épouse, comme vous le savez, au cours de mon stage
dans son cabinet d’avocate. Elle a trouvé mon travail très intéressant. C’est
pourquoi elle a insisté pour que je sois là ce soir et que j’aie l’occasion de
rencontrer des personnes influentes. Je lui en suis particulièrement
reconnaissante.
–
Vous fréquentez ma femme ?
– Vous
ne le saviez pas ? Nous nous rencontrons chaque semaine : elle me
conseille pour la rédaction de mon mémoire. J’ai pour elle une grande estime et
je m’interroge sur la conduite à tenir envers elle en ce qui concerne notre,
comment dire, relation ?
–
Vous ne lui direz rien !
–
A elle, peut-être pas, mais au commissaire…
–
Vous ne ferez pas une chose pareille.”
Là-dessus, sa femme est arrivée, toute souriante
et elle m’a entraînée vers ses invités. On m’a donné plusieurs cartes de
visite.»
Jade prend le bras de son amie :
« J’espère qu’il te laissera tranquille maintenant. » Claire se
raidit : « Peut-être, mais à présent, je vais entamer une procédure.
Je vais le poursuivre. Je vais commencer par porter plainte dès ce matin.
–
Alors, pourquoi as-tu fait cela hier soir ?
-- Je voulais voir la peur dans ses yeux. »
Du bleu gris au bleu pur, le ciel de Paris annonce
une journée décisive.