Constance se réfugiait par habitude dans le secret: elle y
trouvait le confort souhaité pour commencer à créer. Il ne fallait surtout pas
le briser, tel était l'exigence de la superstition.
Voilà pourquoi elle se retrouvait dans ce village du Sud de
l’Espagne.
A Londres, elle recherchait les prétextes qui lui
permettaient de s’isoler avec son art, dans un dialogue de traces, de couleurs
et de lumières. Au besoin, elle les inventait. Cet espace réservé lui procurait
un sentiment de puissance : personne n’interférait dans ses créations,
sous ses doigts naissait un monde dont elle était le Grand-Maître, qui
évoluait, grandissait ou périssait selon son gré. Elle était seule juge de la
valeur de son œuvre.
Pourtant, elle avait fait cette démarche. Elle avait dévoilé
ses travaux, les avait soumis à l’œil acéré d’un jury. Mais ceux-ci lui
ressemblaient, évidemment. Ils participaient, comme elle, de l’univers de la
création artistique.
Chez elle, on ne parlait pas, on n’expliquait pas. Jusqu’à
ce voyage au fin fond de l’Espagne, que ses parents avaient entrepris sans la
concerter malgré ses dix-neuf ans. Emmène-t-on une jeune femme de dix-neuf ans
dans un pays si lointain sans lui demander son avis ? Elle n’était plus
une enfant !
Depuis toujours, on avait décidé pour elle. On l’avait
inscrite dans cet établissement pour jeunes filles bien élevées où l’on vous
initie à votre future vie sociale : conversation agréable, mais sans
opinion, culture générale très étendue, poésie, musique instrumentale. Il y
avait aussi un cours pompeusement intitulé arts plastiques où l’on vous
décrivait académiquement les œuvres des plus connus. Quel ennui !
On lui avait présenté aussi quelques partis avantageux d’une
incroyable médiocrité.
Elle s’était murée dans le silence et la clandestinité de
son art.
Assise au pied du lit de sa mère, elle percevait cette
lettre sous ses doigts à la fois comme une possible échappatoire au carcan
subit jusqu’alors, et comme le risque incommensurable d’une explosion
dévastatrice du cercle familial. Sa mère arrivée malade dans ce village du bout
du monde surmonterait-elle une telle annonce, révélation de l’échec cuisant de
l’éducation de sa fille ?
Olive laissa une fois de plus la lettre au fond de sa poche.
Elle se donna encore une grande journée de réflexion, après quoi elle devrait
trancher.
Les professeurs… très impressionnés… imagination…
originalité… hâte de recevoir… Les mots s’égrenaient dans son esprit, musique
encourageante, reconnaissance de sa valeur. Retourner à Londres, au cœur de la
vie intellectuelle et artistique, intégrer l’élite, vivre à découvert le
bonheur de peindre, partager les plaisirs, les doutes, les réussites de la
création avec les autres artistes, entrer dans un monde où elle serait en
accord parfait avec elle-même.
Le matin, elle s’approcha de sa mère.
—Slade School of Fine Art a répondu favorablement à ma
candidature et attend ma réponse. J’ai accepté. Je vais poster ma lettre tout à
l’heure.
La TSF grésillait. « Les tensions augmentent
considérablement à travers toute l’Espagne. Le monarchiste Calvo Sotelo a été
assassiné par des militants républicains hier. Les militaires ripostent. »
Voilà : elle avait rompu le secret, les malheurs
déferlaient.
Danièle Chauvin