Corinne traverse la maison, bonjour papa, bonjour
maman, les portes fermées, il faut les ouvrir et puis les refermer, contourner
la table et les plantes vertes. L’aspirateur vrombit et la poussière se dépose
à nouveau, l’aspirateur vrombit et la poussière se dépose encore, aujourd’hui,
hier, demain et pour son anniversaire. Le chat quitte sa chaise, Corinne enfile
sa pelisse tigrée. Le portemanteau vacille, surpris de sa soudaine légèreté. Le
chat tigré pousse la porte et Corinne sort dans la lumière grise du matin d’En Bas.
Autobus en retard, caddy abandonné, trop tard pour le ranger avec les autres,
yeux ternes, démarche fatiguée déjà, presser le pas, se presser dans
l’ascenseur, pourquoi n’y a-t-il aucune
orange à presser, goûter son jus acide et sucré à la fois, réveil fruité.
Corinne salive. Pas encore.
Avancer sans traîner les pieds. Le pied de la
pente est là, juste derrière le mur infranchissable du flot des voitures,
coincées sur la rue qui les emmène vers leurs obligations. Obligée d’attendre.
Toujours obligée d’attendre quelque chose ou de faire quelque chose avant ou au
lieu de, et attendre le bon moment pour. Pour traverser les circulants qui vont
qui viennent. Il faut les suivre ou bien les éviter.
Une trouée dans le flot. Ce n’est pas la Mer
Rouge. Pourtant il ne faut pas se laisser distraire par les insignifiants qui
polluent, par les entraves sournoises, par les bonnes intentions qui pavent
l’Enfer. Ne pas perdre de temps, concentrer l’énergie sur l’autre rive, avant que
le flot ne l’engloutisse en un coup de langue, tel un caméléon tapi dans
le fond de l’esprit hésitant. Vite, traverser le ruban noir Mac-Adam, libre de
ses carcasses bruyantes et malodorantes. Corinne saute sur le trottoir et
tourne au coin de la rue, suit sa décision, suivie par quelques égarés, évadés
d’En Bas, décidés à marcher devant. Levant les yeux vers la lueur brumeuse du
matin d’ici, où un frêle trait de lumière dépoussière vaguement l’horizon,
Corinne entrevoit le chemin bordé de haies fleuries. Parfois un passage invite à
l’exploration. Se laisser tenter ou poursuivre droit devant ? Début de
liberté. Accepter l’inconnu. Surprise du moment gratuit. S’arrêter, écouter. Le
chant de la mésange, le grincement d’un portillon. On vient. Qui ? C’est un
chemin privé ici, partez. Qui a dit ça ? Peu importe. Il reste la mémoire
du chant de la mésange et du plaisir d’oser s’écarter de la route. Corinne
reprend le cours de son envie, envie qu’elle ne définit pas. Marche le long des
haies. Fleuries, certes, mais limitant le champ du regard. Obligée, encore
obligée de s’orienter devant, poser les yeux sur le point du bout du chemin.
Pente raide, de plus en plus raide. Corinne se retourne. Panorama sur l’En Bas
noyé dans sa grisaille. Des maisons disparues, on perçoit la rumeur. Des rues
invisibles montent clacksons, invectives et vrombissements.
Corinne marche, marche encore. Les haies moins
hautes laissent apparaître
l’herbe verte et folle. Des arbres ça et là
s’échappent de la terre et dressent leur ramure au-dessus des nuages. Les
haricots magiques, pense Corinne. Elle hâte le pas et monte les marches qui
contournent les troncs. Entre ciel et terre, juste au milieu. Tout est loin.
Petit, petit, petit. Petit et rabougri en Bas, fatigué-fané-oublié. Tout est petit,
petit, petit, en Haut. Un point lumineux, mystérieux, invitant à la curiosité.
Envie de voir, de savoir, ailleurs, autrement. Une marche puis l’autre et
encore une, de plus en plus faciles pour atteindre la place de la fontaine.
Jet multi bulle jouant à la surface de l’eau
s’échappe du bassin et cours et cours. Les enfants rient et les vieux plissent
leurs yeux où la jeunesse s’est concentrée. L’air frais soulève les boucles des
fillettes et les tabliers des mamettes. Corinne suit le ruisseau qui traverse la
ville. Les portes des maisons sont ouvertes sur des effluves ici épicées, là
aromatisées. Des hommes passent en groupes, devisant joyeusement, la démarche
lente et fluide. D’où viennent-ils ? demande Corinne. Le travail est fini
lui répond une femme élégante au pas de danseuse... Et vous ? Moi aussi je
profite de l’air du temps. Vous êtes notre invitée. Corinne lui emboîte le pas
et découvre les secrets de la ville poudrée de lumière. On y respire un silence
léger, toujours prêt à être rompu par un arpège sorti d’une fenêtre, un rire
éclatant en mille étoiles, l’exclamation joyeuse du plaisir de se rencontrer.
Les façades colorées changent de teintes au gré des humeurs de leurs habitants,
depuis le rouge intense de la passion des amants ou des artistes, au bleu
azuréen de la gratitude apaisée de l’aïeule, en passant par le mauve presque
rose des soirées tranquilles de la famille réunie.
Corinne sait de quoi elle a envie. Elle s’arrête
devant la porte ouverte de la maison jaune d’or, et entre dans sa nouvelle vie
ensoleillée de libre quiétude.