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mardi 18 octobre 2011

La première fois que tu as eu seize ans

La première fois que tu as eu seize ans

La première fois que tu as eu seize ans, je t’ai interdit de sortir par la porte, tu as sauté par la fenêtre. Évidemment, ta chambre était située au rez-de-chaussée. Mais tout de même, il était cinq heures du matin. Tu avais laissé un petit mot sur ton lit, bien en vue : « Ne t’inquiète pas, je suis parti surfer. »
Bien sûr, je me suis inquiétée ! J’ai sauté dans ma voiture. J’ai réveillé tous les parents de tes copains susceptibles de t’accompagner dans cette stupide équipée. Ils m’ont ouvert leur porte, hagards, sommeilleux, compréhensifs. Vérification faite par un coup d’œil dans la chambre de leur fils : non il n’était pas avec toi. Ils ne pouvaient donc pas m’indiquer où tu pouvais te trouver.
J’ai parcouru toute la côte depuis le point le plus éloigné que tu aurais pu choisir. C’était assez loin car je connaissais l’énergie qui était capable de te faire marcher, vêtu de ta combi, ta planche sous le bras, jusqu’au spot le plus intéressant. Mais la mer était calme. Et la plage était vide.
J’ai visité ainsi tous les points de départ possibles. Et toujours, la mer était calme et la plage était vide.
Cette plage vide faisait monter en moi l’angoisse, irrépressible. Même si je savais à quel point l’eau était ton élément. Je savais aussi comme tu étais prudent ordinairement et quasi inconscient quand il s’agissait de la glisse sur l’eau. Les scénarios les plus tragiques se bousculaient dans mon imagination. Dans le petit matin, le rivage pâle accentuait ma solitude. Seule, je te cherchais. Je scrutais la plage et la mer pour t’apercevoir. Le sable gris, la mer étale me répondaient que tu n’étais pas là, et me laissaient imaginer pourquoi : tu n’étais pas venu ici, tu étais déjà reparti, il t’était arrivé quelque chose, le pire, évidemment.
Le cœur de plus en plus serré, je regagnais ma voiture. Je quittais cette crique. Je poursuivais ma recherche quelques kilomètres plus loin. Même décor désert. Même crainte, un ton plus haut. Solitude de ma quête stérile, solitude de mon angoisse croissante. Je remontais dans ma voiture et, de spot en spot, me rapprochais de la maison. Sans toi.
J’avais garé la voiture devant le portail. Je revenais bredouille, le cœur lourd. Dans le tumulte de mon esprit, j’échafaudais les stratégies les plus efficaces pour te retrouver. La gendarmerie ? Les chiens policiers ? Les pompiers ? Les zodiacs et leurs plongeurs ?
Soudain, mon angoisse s’est muée en une colère É-CAR-LATE. Tu étais là, dans l’embrasure de la porte, souriant. « Maman, je me demandais pourquoi tu étais sortie si tôt. »
̶ Espèce de malade ! Je t’ai toujours dit de ne jamais aller surfer seul, et quand tu pars, tu préviens ! Que ce soit la dernière fois, ou tu seras définitivement interdit de surf ! »
Danièle






La première fois que tu as eu seize ans

La première fois que tu as eu seize ans, je t’ai interdit de surfer seul. Tu profitais de toutes les occasions pour jouer avec la mer en compagnie de tes copains. Vous escaladiez les vagues, puis vous glissiez, à la limite de la chute, portés par cette force liquide, parfois complice de vos exploits, parfois adversaire triomphante.
Vous restiez de longs moments, assis à califourchon sur vos planches, attendant LA vague. Celle qui monterait haut, s’enroulerait en un tube long et profond. Celle qui vous transporterait dans un monde liquide, bleu, mouvant, roulant. Celle qui partagerait avec vous sa puissance, sa vitesse. Celle qui vous communiquerait l’ivresse.
La « série » arrivait. Cinq vagues, régulières, de plus en plus amples. Toute la stratégie consistait à vous trouver au bon endroit, au bon moment, là où elle débuterait, exactement. Vous vous élanciez alors, plus vite qu’elle, comme pour la rattraper, la dépasser. Vous vous redressiez sur votre planche et vous entamiez une course vertigineuse. Épousant l’onde, vous glissiez, descendant et remontant son courant, équilibristes aquatiques, dans une danse acrobatique.
Se rapprochant de la rive, elle s’enroulait autour de vous. L’apothéose! Vous étiez dans le tube ! Vous poursuiviez votre glisse, à l’intérieur du monstre bienveillant, la main frôlant sa voûte. Le paradis. Éphémère. Elle s’écrasait sur la plage dans un fracas d’écume. Vous disparaissiez. La mousse s’étalait sur le rivage, vous y déposant, ravis.
Danièle