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mercredi 28 mars 2012

Escalator-négociation

Danièle et monsieur Irihoto ou : comment vendre un Escalator à un client japonais qui parle très peu français.

Monsieur Irihoto me fait entrer exactement à l’heure. Je le salue en me courbant légèrement vers l’avant. Il fait de même, en même temps que moi. Quand nous nous redressons d’un même mouvement, son sourire est resté accroché sous son nez, bien tendu, tandis que ses yeux me scrutent avec le sérieux d’un chirurgien qui doit vous annoncer qu’après cette opération vous allez devoir subir une rééducation longue et douloureuse sans promesse de réussite. « Prenez siège » me dit-il en me désignant l’un des fauteuils qui entourent la table basse. Je m’assois, bien droite, jambes serrées, l’attaché-case sur les genoux.
« Je entends vous » poursuit-il. Me voilà bien. Apparemment, ce monsieur a quelques lacunes de syntaxe. Comment vais-je pouvoir me faire comprendre ? « Do you speak english ? » tentai-je. D’habitude, les Asiatiques et en particulier les Japonais parlent anglais. « Oui, mais je aime langue français. Je aime plus parler langue vous. C’est chance être en France moi, alors je dis tout français. »
Bien sûr !.. Le client est roi évidemment. Donc ! Il ne me reste plus qu’à trouver comment je vais bien pouvoir lui fourguer l’escalier mécanique k36xs 782 pour remplacer leurs m23wz 254 que nous ne produisons plus.
« Bien, commençé-je. » Prendre un air serein, sûr de soi et de la qualité du produit. « J’ai ici tous les renseignements que vous m’avez demandés à propos du nouvel Escalator que nous vous proposons pour équiper vos centres commerciaux.
– Renseignements ? Mais moi dire vous, semaine vingt-huit de année vingt-onze tout quoi vouloir. »

Ne perds pas ton calme ma chérie. Je me dis des petits mots gentils car j’ai vraiment besoin d’encouragements et je ne vois personne à l’horizon pour m’aider dans cette galère.

« Oui, monsieur. Je vais vous montrer les photos de notre nouvel Escalator.
– Non, pas prendre photos.
– Pas prendre, montrer. Pour que vous voyiez.
– Voyiez ?
– Voyiez, voir. »
J’ouvre mon attaché-case, je sors le dossier et j’en extrais des photos de l’escalier mécanique installé dans une gare.
– Voilà de quoi il s’agit.
– S’agite ? Bouger ?
– Non. Très stable. Là, un système photoélectrique pour déceler la présence de quelqu’un. » Je montre l’œil de la cellule. « Quand quelqu’un approche, l’Escalator se met en marche.
– Marche ? Quelqu’un ?
– Oui, une personne vient. L’Escalator monte. »
Monsieur Irihoto écarquille des yeux de hibou. Son sourire a disparu depuis longtemps. Ses sourcils se rapprochent dangereusement, ils vont bientôt se chevaucher. S’il continue à se torturer l’esprit ainsi pour me comprendre, sa tête va exploser. Mais mon cerveau se sera certainement éparpillé avant le sien.

Réfléchis ma petite chérie – des petits mots encore plus affectueux, vous avez remarqué. Maman, pourquoi je suis là aujourd’hui ? Allez, reprends-toi, ma petite Danièle chérie. Ce n’est pas la fin du Monde. La fin du Monde peut-être pas mais la chute de mon chiffre si je n’y arrive pas avec celui-là, c’est sûr. Il a trois centres commerciaux de cinq étages ce bonhomme.

Il s’est levé. Il se gratte la tête. Moi aussi. C’est l’impasse. Il ne me reste plus qu’une solution. Je reviens vers mes documents et j’en extirpe ceux que ma boîte a fait imprimer en Japonais et en anglais. Je les lui tends. Il les prend, va s’asseoir et les examine en silence. J’attends, debout, droite et raide. Soudain, il lève la tête. Miracle : son sourire est revenu, mais son regard est étonné : « Pourquoi vous debout ? Assise dans siège.» Je pose l’extrémité de mes fesses sur le bord du fauteuil. Monsieur Irihoto poursuit sa lecture. Il pose une feuille sur la table basse, en met une seconde un peu décalée par-dessus la première, consulte celle qu’il tient dans les mains. Son regard va et vient de l’une aux autres.
« Très éclairé, finit-il par dire.
– Vous trouvez ?
– Oui, japonais très bon. Qui écrire ? »

En voilà une question pertinente ! Pourquoi n’ai-je pas pensé à noter le nom de ceux qui ont effectué les traductions ? Information capitale évidemment.

« Euh… Notre service de traduction.
– Traduction ? Ah ! Oui. Très bon. Je achète Escalator sept huit deux. Où je mon nom ?
– Vous voulez signer ?
– Oui, le signe. Où ?
– Là en bas, et là, à droite.
J’ai peur de rêver et de me réveiller. Mais non, monsieur Irihoto paraphe toutes les pages aux endroits indiqués. Après ce travail, il se lève. Je me dresse d’un bond. Il me rend l’exemplaire qui me revient, recule de deux pas, les bras le long du corps.
« Très content. Français très beau. » Courbette, courbette. Sourire bien tendu, regards sérieux. Monsieur Irihoto me montre la porte. Je sors.
Danièle