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samedi 24 février 2018

Tourner le dos


Inspiré de : La reproduction interdite, 1937, René Magritte (1898-1967)

Un coup d’œil au miroir. Cheveux gominés, veste brune, col blanc. Vincent s’est préparé avec soin au dernier rendez-vous.
Il l’avait rencontrée par hasard. Elle lui avait plu. Non, elle n’était pas séduisante. Elle était solide, sérieuse et aussi gentille, douce. Il s’était mollement installé dans la peau du fiancé.  Il suivait son bonhomme de chemin vers un bonheur ordinaire. Il avait présenté Fanny à ses parents. Le mariage aurait lieu cet été, à l’issue de sa période d’essai chez Brico-Castor. Bonne famille, bonne éducation. Situation stable et tout et tout. On ne demande rien de plus chez les Durant. Lever, doucher, déjeuner, circuler, travailler, revenir, dîner, télé, coucher. Ciné, danser le samedi soir, camper, bronzer l’été. Salaire, bébé, maison, retraite. Ainsi va la vie chez les Durant.
Ce matin, le réveil avait suivi une nuit agitée. Cauchemar, effroi, angoisse. Cauchemar d’une route droite contre un horizon bas et noir ; il n’y avait pas d’arbre, pas de paysage, personne, rien que cette route rectiligne jusqu’à l’infini. Il marchait d’un pas pressé, fatigué du chemin déjà parcouru, épuisé par celui à venir. Angoisse de l’avenir trop sûr, angoisse d’une vie sans vague, angoisse d’un bonheur trop lisse, plat, terne, d’un bonheur triste. Effroi devant le gouffre de l’engagement. Effacement des autres possibles, fermeture du rêve d’avenir.
Ce matin il passerait voir Fanny pour lui dire adieu, avant de rendre sa démission.
Vincent tourne le dos et s’éloigne de lui-même.

lundi 5 février 2018

Il pleut des hallebardes

Inspiré de : Golcondes, 1953, René Magritte



Il pleut des hallebardes. La pluie crépite en chuchotements. Elle murmure aux citadins sa détermination à mouiller tout ce qu’elle touche ou effleure. Du plus haut, du plus loin, elle descend,  sévère, monotone, inéluctable, inévitable.
Les premières gouttes arrivées sur le sol sont suivies de leurs comparses qui peu à peu s’étalent et courent sur les rues, envahissent la ville.
Sans état d’âme, les âmes grises descendent, droites et raides devant les façades aux rideaux mal tirés sur les secrets mal gardés. À droite, à gauche, devant derrière, sous leur chapeau melon, les regards mornes des hommes de cendre enregistrent automatiquement l’image globale et détaillée de nos rêves. Ciel clair trompeur au-dessus des maisons, murs tristes et fenêtres close. Visages fermés, par-dessus sombres, cravates noires sur cols serrés. L’espoir se meurt, fantaisie vaine. 

Les silhouettes  de l’ennui peuplent l’espace. Très peu de place pour s’échapper, se faufiler. Mais le ciel bleu ne faiblit pas. Laissons frémir et s’envoler par-dessus les toits rouges, au-dessus des hommes gris, si haut si haut au firmament, la pensée libre.