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mercredi 9 mai 2012

Le dos tourné


(La reproduction interdite, 1937, René Magritte (1898-1967)

Un coup d’œil au miroir. Cheveux gominés, veste brune, col blanc. Vincent s’est préparé avec soin au dernier rendez-vous.

Il l’avait rencontrée par hasard. Elle lui avait plu. Non, elle n’était pas séduisante. Elle était solide, sérieuse et aussi gentille, douce. Il s’était mollement installé dans la peau du fiancé. Il suivait son bonhomme de chemin vers un bonheur ordinaire. Il avait présenté Fanny à ses parents. Le mariage aurait lieu cet été, à l’issue de sa période d’essai chez Brico-Castor. Bonne famille, bonne éducation. Situation stable et tout et tout. On ne demande rien de plus chez les Durant. Lever, doucher, déjeuner, circuler, travailler, revenir, dîner, télé, coucher. Ciné, danser le samedi soir, camper, bronzer l’été. Salaire, bébé, maison, retraite. Ainsi va la vie chez les Durant.

Ce matin, le réveil avait suivi une nuit agitée. Cauchemar, effroi, angoisse. Cauchemar d’une route droite contre un horizon bas et noir ; il n’y avait pas d’arbre, pas de paysage, personne, rien que cette route rectiligne jusqu’à l’infini. Il marchait d’un pas pressé, fatigué du chemin déjà parcouru, épuisé par celui à venir. Angoisse de l’avenir trop sûr, angoisse d’une vie sans vague, angoisse d’un bonheur trop lisse, plat, terne, d’un bonheur triste. Effroi devant le gouffre de l’engagement. Effacement des autres possibles, fermeture du rêve d’avenir.

Ce matin il passerait voir Fanny pour lui dire adieu, avant de rendre sa démission.
Vincent tourne le dos et s’éloigne de lui-même.