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mardi 20 décembre 2016

L'amie prodigieuse de: Elena Ferrante



Si personne ne connaît la véritable identité d'Elena Ferrante, l'auteure, elle, connaît parfaitement Naples, en particulier celle des années cinquante. A croire qu'elle y a vécu..! 
Son héroïne, qu'elle nomme Elena(tient donc...) et qui est la narratrice, est aussi la fille du,"portier de la mairie" et l'amie de Lila, la fille du cordonnier. A travers les complcités, les rivalités, les ententes ou les fâcheries des deux gamines, on assiste à la vie besognieuse des habitants de ce quartier pauvre. Ici, on accorde sa confiance ou on se méfie des voisins, on essaye de faire vivre les siens en espérant des jours meilleurs ou en se résignant. Certains, qui paraissent riches, sont à la fois enviés et critiqués: leur aisance aurait, paraît-il, été bien mal acquise...
Les gamines vont grandir, les autres filles aussi, ainsi que les garçons. Ces derniers sont tous attirés par Lila, à des degrés divers. Elle est le centre d'intérêt principal d'Elena, mais aussi de tout le quartier, à cause de son caractère indomptable et imprévisible, et de son intelligence supérieure, lui promettant de brillantes études. Contre toute attente, elle abandonnera l'école pour travailler à la cordonnerie de son père. Elena ira au lycée, nourrissant toujours à l'égard de son amie une admiration sans borne, cherchant à la comprendre, prenant son parti.
 Elena Ferrante nous invite, au sein de cette bande d'ados, dont les garçons rêvent d'argent pour épater les filles et dont celles-ci hésitent à céder à celui-ci ou celui-là dans un espoir de vie confortable, à suivre l'histoire de ce quartier pauvre. Elle accentue sa description en poussant les gamins à faire parfois une incursion dans les quartiers huppés de la ville, ou en inventant des vacances au soleil dans une île. Le contraste est violent.
Fresque aux couleurs vives, malgré la difficulté des rayons du soleil à se frayer un chemin entre les immeubles vétustes et la poussière en suspension permanente, ce roman est un chant de vie.

mardi 6 décembre 2016

En Haut d'En Bas


Corinne traverse la maison, bonjour papa, bonjour maman, les portes fermées, il faut les ouvrir et puis les refermer, contourner la table et les plantes vertes. L’aspirateur vrombit et la poussière se dépose à nouveau, l’aspirateur vrombit et la poussière se dépose encore, aujourd’hui, hier, demain et pour son anniversaire. Le chat quitte sa chaise, Corinne enfile sa pelisse tigrée. Le portemanteau vacille, surpris de sa soudaine légèreté. Le chat tigré pousse la porte et Corinne sort dans la lumière grise du matin d’En Bas. Autobus en retard, caddy abandonné, trop tard pour le ranger avec les autres, yeux ternes, démarche fatiguée déjà, presser le pas, se presser dans l’ascenseur,  pourquoi n’y a-t-il aucune orange à presser, goûter son jus acide et sucré à la fois, réveil fruité. Corinne salive. Pas encore.
Avancer sans traîner les pieds. Le pied de la pente est là, juste derrière le mur infranchissable du flot des voitures, coincées sur la rue qui les emmène vers leurs obligations. Obligée d’attendre. Toujours obligée d’attendre quelque chose ou de faire quelque chose avant ou au lieu de, et attendre le bon moment pour. Pour traverser les circulants qui vont qui viennent. Il faut les suivre ou bien les éviter.

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Une trouée dans le flot. Ce n’est pas la Mer Rouge. Pourtant il ne faut pas se laisser distraire par les insignifiants qui polluent, par les entraves sournoises, par les bonnes intentions qui pavent l’Enfer. Ne pas perdre de temps, concentrer l’énergie sur l’autre rive, avant que le flot ne l’engloutisse en un coup de langue, tel un caméléon tapi dans le fond de l’esprit hésitant. Vite, traverser le ruban noir Mac-Adam, libre de ses carcasses bruyantes et malodorantes. Corinne saute sur le trottoir et tourne au coin de la rue, suit sa décision, suivie par quelques égarés, évadés d’En Bas, décidés à marcher devant. Levant les yeux vers la lueur brumeuse du matin d’ici, où un frêle trait de lumière dépoussière vaguement l’horizon, Corinne entrevoit le chemin bordé de haies fleuries. Parfois un passage invite à l’exploration. Se laisser tenter ou poursuivre droit devant ? Début de liberté. Accepter l’inconnu. Surprise du moment gratuit. S’arrêter, écouter. Le chant de la mésange, le grincement d’un portillon. On vient. Qui ? C’est un chemin privé ici, partez. Qui a dit ça ? Peu importe. Il reste la mémoire du chant de la mésange et du plaisir d’oser s’écarter de la route. Corinne reprend le cours de son envie, envie qu’elle ne définit pas. Marche le long des haies. Fleuries, certes, mais limitant le champ du regard. Obligée, encore obligée de s’orienter devant, poser les yeux sur le point du bout du chemin. Pente raide, de plus en plus raide. Corinne se retourne. Panorama sur l’En Bas noyé dans sa grisaille. Des maisons disparues, on perçoit la rumeur. Des rues invisibles montent clacksons, invectives et vrombissements. 
Corinne marche, marche encore. Les haies moins hautes laissent apparaître 
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l’herbe verte et folle. Des arbres ça et là s’échappent de la terre et dressent leur ramure au-dessus des nuages. Les haricots magiques, pense Corinne. Elle hâte le pas et monte les marches qui contournent les troncs. Entre ciel et terre, juste au milieu. Tout est loin. Petit, petit, petit. Petit et rabougri en Bas, fatigué-fané-oublié. Tout est petit, petit, petit, en Haut. Un point lumineux, mystérieux, invitant à la curiosité. Envie de voir, de savoir, ailleurs, autrement. Une marche puis l’autre et encore une, de plus en plus faciles pour atteindre la place de la fontaine.

Afficher l'image d'origineJet multi bulle jouant à la surface de l’eau s’échappe du bassin et cours et cours. Les enfants rient et les vieux plissent leurs yeux où la jeunesse s’est concentrée. L’air frais soulève les boucles des fillettes et les tabliers des mamettes. Corinne suit le ruisseau qui traverse la ville. Les portes des maisons sont ouvertes sur des effluves ici épicées, là aromatisées. Des hommes passent en groupes, devisant joyeusement, la démarche lente et fluide. D’où viennent-ils ? demande Corinne. Le travail est fini lui répond une femme élégante au pas de danseuse... Et vous ? Moi aussi je profite de l’air du temps. Vous êtes notre invitée. Corinne lui emboîte le pas et découvre les secrets de la ville poudrée de lumière. On y respire un silence léger, toujours prêt à être rompu par un arpège sorti d’une fenêtre, un rire éclatant en mille étoiles, l’exclamation joyeuse du plaisir de se rencontrer. Les façades colorées changent de teintes au gré des humeurs de leurs habitants, depuis le rouge intense de la passion des amants ou des artistes, au bleu azuréen de la gratitude apaisée de l’aïeule, en passant par le mauve presque rose des soirées tranquilles de la famille réunie.
Corinne sait de quoi elle a envie. Elle s’arrête devant la porte ouverte de la maison jaune d’or, et entre dans sa nouvelle vie ensoleillée de libre quiétude.