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dimanche 7 octobre 2012

Lecture coup de cœur : LES DÉFERLANTES de Claudie Galley



Les déferlantes de : Claudie Galley

La narratrice s'est fait muter à Hagues pour y compter les oiseaux. Sa rencontre avec Lambert la rend curieuse de l'histoire de cet homme, liée à celle des habitants de la presqu'île.
Atmosphère de solitude balayée par les tempêtes.
Personnages peu loquaces, secret connu de tous; la narratrice poursuit son enquête lentement, par petites touches qui la rapprochent de l'explication, et d'elle-même.
Roman lent et pourtant prenant.
Personnages énigmatiques et complexes.


mercredi 18 juillet 2012

Canicule




Trop chaud. Trop chaud le jour. Trop chaud la nuit.
Esprit engourdi. Corps lourd.
Soif.
Soif de fraîcheur. Fraîcheur d'esprit.


Réveillons-nous. L'été enfin. Pourquoi se plaindre ?
Toujours se plaindre.  Du soleil, trop sec. De la pluie trop mouillée.
Alors quoi ? Rien ? 
Pas de lumière, pas d'eau, pas de vie.
La vie ? Rien ne vaut la vie.
Comme elle est, comme elle vient.


Canicule.
Chaleur le jour, chaleur la nuit.
Profitons-en. L'hiver viendra.
Rigueur du froid. Engourdissement gelé.
Nous fera regretter


La canicule.


Danièle

jeudi 24 mai 2012

ETERNITE




Océane était une superbe brune. Son sourire radieux illuminait le soir tombant. Et son rire, à gorge déployée, qui tombait en cascade rafraîchissante, gage de sa jeunesse intacte. Dès que je l’avais rencontrée, au square, j’avais su que ce serait elle. Légère, joyeuse forte, un teint éclatant de santé, une chevelure soyeuse, opulente, tout en elle respirait  la vitalité. Chaque soir, elle sortait du bureau. Je l’attendais. Elle ne regardait pas dans ma direction. C’était notre jeu. Je la contemplais, je m’emplissais les yeux de sa vigueur juvénile. Elle savait que je l’observais. Elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Elle s’arrêtait sur le seuil. Elle humait l’air, tournait la tête, mimait la surprise.

Comme chaque soir, il m’attend. Ma journée de travail disparaît subitement. Envolée la fatigue, la tension, le stress. Je sors. Il est là. J’oublie tout le reste. Il est tellement gentil, attentionné. Je n’ose y croire et pourtant notre histoire dure depuis presque un an. Notre première rencontre, reste vive à mon esprit. J’étais assise au square, feuilletant mon magazine en grignotant mon sandwich. Il s’est assis aussi naturellement que si la place lui était réservée depuis toujours. Je le voyais pour la première fois. Lui semblait me connaître. Pourtant, un an, c’est long. Que veut-il ? Chaque soir, il marche à mes côtés et me fait la conversation sur un bout de chemin.
Est-ce un jeu ? Lequel ?

J’aimais lorsqu’elle faisait semblant de me découvrir à l’angle de l’immeuble. Son visage s’animait, ses lèvres s’ouvraient et s’allongeaient sur la blancheur éclatante de ses si jolies petites dents rondes. Elle pressait le pas, s’approchait. Elle tendait vers moi son corps souple, neuf. Sa poignée de main me transmettait son énergie et toute la chaleur de sa vie me traversait en ondes revigorantes, jusqu’au bout de mes doigts. Je l’accompagnais sur le chemin de sa maison. Un an. Elle me plaisait tellement. Je laissais le temps passer. Je n’étais pas pressé. Avec elle, l’éternité semblait repousser ses limites. Il avait pourtant fallu que je me décide :
«  Aimerais-tu une promenade le long de la jetée ?
– Merveilleux. Ce soir le coucher du soleil sera sans aucun doute magnifique. »

Il m’ouvre la portière. Je ne connais pas sa voiture. D’habitude, il me raccompagne à pieds. Le trajet jusque chez moi est devenu si intéressant. Il me raconte l’histoire de la ville comme s’il y avait vécu lui-même. Quelle érudition. Je suis envoûtée. Pourtant je suis surprise qu’il n’ait jamais parlé d’avenir. Aujourd’hui, peut-être. Je m’installe. Quel confort ! Le parfum du cuir m’accueille et m’enveloppe. Je voyagerais jusqu’au bout de la nuit avec lui. Il me rassure. Il paraît jeune et pourtant, je sens sur lui l’expérience des sages. Il conduit sans hâte. Il arrête la voiture le long de la berge. Son regard profond me scrute. Mon sang bouillonne.

J’aimais la fraîcheur de son teint. Elle était différente de toutes les autres. Yvonne était blonde, drôle, un peu ronde. Je l’avais appréciée. Charlotte m’avait fait découvrir la saveur particulière des rousses. J’avais encore le souvenir acidulé de Margot, brune, elle aussi, impatiente de dévorer la vie, dommage, ce fut trop court. Il y eut aussi Cunégonde, aux yeux noisette, lèvres framboise, peau laiteuse, Akilah, allure féline, couleur chocolat et Li Mei, ou « belle fleur de prunier », qui m’a laissé un souvenir de miel. Océane, à la fois ardente et douce, au parfum suave, m’avait presque fait oublier que le temps passait, même pour moi.

Il m’enlace, se penche sur moi. Enfin, il se décide. Je pose ma tête sur son épaule. Je sens son souffle sur mon visage. Je souris. Je suis heureuse.

Elle s’était alanguie dans mes bras, le visage tendu vers moi. Jamais je n’avais vu une gorge si belle, d’un albâtre si pur. La veine de son cou palpitait doucement, flux de vie.

Ses yeux se font plus doux, ses lèvres découvrent ses dents éclatantes…

Quel délice ce fut ! Je m’abreuvai à la source de sa vigueur : son sang de feu, neuf et abondant étancha ma soif en m’offrant une nouvelle parcelle d’éternité.

Danièle Chauvin




lundi 21 mai 2012

Rencontre

Le quai s’étire longtemps après le dernier pilier. En ce matin lumineux du début de l’été, les voyageurs, peu nombreux, s’égrainent sur toute sa longueur. La voiture quatorze où est réservée ma place, doit se positionner en face de la lettre W, presque la dernière.

À quelques pas en avant, en-dessous de la lettre U, vous attendez dans la clarté sereine. Vous portez avec aisance votre sac en bandoulière. Contient-il des dossiers ou un ordinateur ? Quel que soit son poids, vous gardez cette allure dégagée, à la fois distinguée et nonchalante des hommes sûrs d’eux, en harmonie avec eux-mêmes. Votre costume gris, d’une coupe si classique qu’elle en deviendrait sévère sur un autre que vous, confirme que votre déplacement est professionnel et vous distingue des vacanciers en jean et T-shirt. C’est votre chemise noire qui le rend moins conventionnel. D’ailleurs, son col est ouvert. Vos cheveux poivre et sel coupés courts, loin de vous vieillir, adoucissent les traits de votre visage. Pourtant, quand je me rapproche de vous, un détail m’effleure l’esprit : vos chaussures. On les attendrait fines, élégantes, d’un cuir souple et bien ciré. Elles sont larges, à semelles épaisses, en cuir, certes, mais noir, terne, confortables avant tout. Pourquoi un homme tel que vous porte ces souliers ?

Quand je passe devant vous, vous me saluez. Votre regard sourit. Vos yeux animés par les rides du bonheur qui les étoilent traduisent votre goût de la vie, une bienveillance naturelle et un intérêt évident pour les gens. C’est du moins ainsi que vous m’apparaissez quand mon regard croise le vôtre. Personne ne vous accompagne. Sans doute êtes-vous attendu au bout du voyage. Je poursuis mon chemin. Quel hasard a voulu que nous nous croisions sur ce quai ?

Quand le train arrive et s’arrête, vous montez dans le wagon qui se trouve devant vous, et je monte dans le mien. Je m’installe à ma place et sors de mon sac le livre qui m’accompagnera aujourd’hui. L’ouvrage posé sur la tablette, je laisse errer mon regard sur le quai à présent vide. Combien de séparations, de retrouvailles ont eu ce décor pour témoin ? Mon esprit vagabonde. Inconnu au regard souriant, avez-vous quitté quelqu’un ? Êtes-vous en route vers une personne aimée ? Aimante ? Je me surprends à être indiscrète ; même si vous n’en savez rien, quel droit me permet ces interrogations ? Mentalement, je vous présente mes excuses. Pourtant, je me sens d’humeur midinette. La douceur de cette matinée, la perspective de ce voyage qui ne me lasse jamais, malgré le nombre incalculable de fois où je l’ai vécu, en sont responsables.

Il est vrai que j’ai parcouru ce trajet, aller-retour, très régulièrement depuis plusieurs années. Le paysage varie selon l’heure, la saison, le temps. J’y ai mes repères, immuables : cette rue longée d’immeubles à trois étages, ce restaurant dont l’enseigne est visible de très loin, même à deux cent quatre-vingts à l’heure, ce clocher porteur de souvenirs d’enfance. Entre ces sentinelles du temps immobile, s’inscrivent les variations du temps fugitif : fleurs et feuillages s’épanouissant dans un kaléidoscope dont chaque miroir reflète la couleur d’un jour, villages tantôt riants, tantôt moroses selon la vigueur du soleil, campagnes parfois radieuses sous le ciel d’été, parfois voilées par les brouillards de novembre, parfois immaculées sous la neige récente. Le TGV, rapide, sans secousse, presque sans bruit, offre à mes yeux toujours émerveillés, un film muet, tellement vivant qui défile tranquillement sur le grand écran de la vitre près de laquelle je réserve systématiquement ma place: "côté fenêtre".

Mon regard revient sur le quai. Un quai est un lieu de passage. On y vient pour monter dans un train, pour accompagner quelqu’un, pour accueillir un voyageur. C’est un lieu d’attente : il vaut mieux y être en avance car, si le train se fait parfois désirer, quelque fois très longtemps, lui, en revanche ne fait preuve d’aucune patience…C’est un lieu de mouvement, le mouvement de tous ces gens qui se dirigent vers un ailleurs, qui viennent d’une autre vie, qui poursuivent un but, une personne, un rêve. C’est le décor traditionnel des romances à l’eau de rose, celui où elles débutent « dans un regard plein de promesses », celui où elles s’achèvent « dans un geste de la main, une écharpe flottant à la portière » (difficile aujourd’hui de tourner une telle scène derrière la vitre d’un TGV). Mon esprit aussi se promène dans sa fiction, imagine une rencontre improbable, merveilleuse, surprenante…Vous, peut-être : l’Inconnu.

Le TGV démarre en douceur et quitte le quai, la ville. Il prend sa vitesse de croisière. Sortant de ma rêverie, j’ouvre mon livre. Les premiers kilomètres traversent des zones industrielles qui manquent de poésie. Aussi, je me plonge dans ma lecture, dans l’imagination débridée de l’un de mes auteurs préférés. Son roman passionnant me promène à travers les âges et les contrées lointaines. Les aventures de ses personnages complexes me captivent. Je tourne les pages, impatiente de connaître l’enchaînement de leurs péripéties. Je suis dans un autre monde. Je vis sur un autre rythme. Je vous oublie, mon Inconnu. Pardon.

« Bonjour madame. » La voix m’enveloppe d’une douce vibration. Je m’extrais de ma lecture. Je lève les yeux. La réalité me surprend, me saisis, m’éblouit. Vous êtes là, Inconnu ! Vous êtes venu jusqu’à moi !

« Votre billet, s’il vous plaît ».

Danièle

Olivier est à plat ventre par terre.

L’horreur, la foudre. Les oiseaux ont surgi du buisson. La jument s’est cabrée. Ses sabots ont glissé sur le chemin durci par la sécheresse. Le paysage a basculé, le ciel a tourné autour de lui. Le premier choc : le contact brutal du sol. Le deuxième, fracassant ; la masse déséquilibrée de la jument qui s’abat sur lui. Effroi.
Elle s’est relevée aussitôt et est partie. Il a tenté de se redresser. Une douleur atroce l’a précipité à terre. Il a hurlé. Le paysan a entendu son cri. Il a vu la jument en fuite. Il a accouru, appelé les pompiers.
La position ventrale est la moins insupportable. Olivier a glissé sa main dans sa poche. Son portable était en état de marche. Il a composé le numéro de Ramzi, expliqué sa situation. Ramzi a dit : «OK.»
L’attente a commencé.

L’esprit d’Olivier ne cesse de faire défiler les deux journées précédentes en boucle. La douleur, aigüe, insistante exacerbe sa colère contre lui-même. Il n’aurait pas dû se trouver là. Ramzi l’avait présenté à Bertrand, avec qui il aurait dû être en pleine conversation professionnelle. Mais il avait eu une altercation avec Ramzi et il avait remis en question ses projets. Il n’imaginait pas à quel point ! Ramzi avait été le copain des expériences d’ado, de ses débuts équestres. Ils s’étaient perdus de vue depuis presque dix ans, puis retrouvés. Mais la vie n’est pas aussi facile qu’on la rêve. Ramzi n’approuvait pas l’attitude d’Olivier. Le ton était monté. Ramzi s’était fâché. Olivier s’était vexé : « Je n’irai pas à ce rendez-vous demain. J’irai aux écuries, m’aérer l’esprit. » Il avait attrapé son téléphone, avait appelé Bertrand. Celui-ci avait été surpris mais il n’avait pas posé de question. Il avait seulement proposé une autre date, dans quelques jours.
Le rendez-vous est à présent reporté jusqu’à quand ? Peut-être à jamais. Les regrets ne rembobinent pas le film de la vie.

Olivier perçoit une présence.
Le paysan s’est approché. « Quelle chute ! Je vous ai entendu depuis mon champ. J’ai appelé les pompiers. Ils arrivent. Ne bougez pas. » Il reste près d’Olivier. Les cavaliers empruntent souvent ce chemin. Il a l’habitude de les voir. Il ne les entend pas en général car le bruit de leurs pas est couvert par le grondement du moteur de son tracteur. Mais cette fois, le hurlement l’avait fait sursauter. Le temps de regarder dans sa direction, il n’avait pu qu’apercevoir le cheval s’éloigner au galop. Il ne s’était pas inquiété de cela : ils rentrent toujours à l’écurie dans ces cas-là. Il tient compagnie au jeune homme. « C’est un cheval des Écuries Conflan ? » Olivier, oublie un peu sa souffrance. La présence du paysan le rassure. L’angoisse diminue. « Oui, répond-il. C’est une jeune jument très peureuse. Elle a été surprise par l’envol des oiseaux. » Le paysan n’est pas étonné : « Le printemps les rend imprévisibles. Certains sont très joyeux, d’autres inquiets. Mais le résultat est souvent le même. Il devient difficile de les encadrer. Vous n’êtes pas le premier à qui cela est arrivé sur ce chemin. Mais une chute comme celle-ci, pas encore. Les secours ne devraient pas tarder. » Olivier s’excuse de lui faire perdre son temps, mais le temps du paysan est celui de la Nature. « La météo s’annonce clémente ces jours prochains. Je ne suis pas à deux heures près. » Le calme de cet homme apaise Olivier.

Calme, sérénité. Voilà ce que doit cultiver Olivier. Il s’est trop laissé dominer par ses impulsions. Du plus loin qu’il se souvienne, elles ne lui ont jamais rien apporté de positif. Des coups de tête sans suite, ou à conséquences désastreuses, suivies de longues périodes de léthargie. Cela aussi, il faut oublier. Cette fois, la facture est très élevée. Tout son corps irradie la douleur. Pendant la chute, il a senti la mort le frôler. Elle s’est éloignée. Puis il a pensé à la paralysie : le choc a été si violent. Il a remué les mains, puis les pieds. Il a été soulagé de constater leur mobilité. Il a tenté de se mettre debout. Ses jambes ont refusé de le soutenir. Il s’est écrasé au sol. Il a recherché une position moins douloureuse, non sans une extrême difficulté. Finalement, à plat ventre était plus supportable. Alors, il a mesuré sa chance. Le pire n’avait pas eu lieu. Il ressent une immense gratitude envers le sort qui ne l’a pas totalement abandonné.
Quand arriveront les secours ? Et ensuite, quelle opération ? Quelle rééducation ? Combien de temps ? Voilà les seuls projets envisageables. L’avenir se résume aux heures prochaines. Ne pas pleurer sur son sort. Cela aurait pu être encore plus grave.

Pour le moment, seule l’immobilité lui est permise. Il sent la présence tranquille du paysan. Les gens de la Terre sont ancrés dans la réalité, ils se soumettent à la Nature, à ses lois, à son rythme. On ne change pas le cours des choses. Parfois l’on doit attendre. Quand la Nature s’endort, nul ne peut avancer son réveil, elle seule décide du moment. En revanche, l’on doit rester attentif et vigilant, observer les signes qu’elle envoie, se tenir prêt à répondre. Parfois, elle s’emballe. Alors, le paysan doit accélérer le travail, redoubler d’efforts et de courage. Il doit rester en phase avec la Nature. Il doit s’adapter à ses humeurs, sans les juger, sans s’énerver, mais sans baisser les bras. C’est cela sa vie.
Celle d’olivier lui a donné un brutal coup de semonce. La sévérité de l’avertissement l’invite à la réflexion. D’ailleurs, il en aura le temps pendant la longue période qui s’annonce.

Ramzi les a rejoints. Il ne fait aucun commentaire, demande seulement comment il se sent, le rassure sur la suite des évènements. Il connaît cela : il est déjà tombé quatre fois de cheval. Il s’est cassé et on l’a réparé. Parfois, il lui a fallu beaucoup de patience, mais il a toujours retrouvé l’usage parfait de ses membres. Olivier écoute l’ami qui lui parle. Leur brouille s’éteint. L’actualité dicte ses priorités. Ne pas perdre le moral, supporter la douleur. Ramzi sait les mots et les silences. Olivier les reçoit comme un baume sur ses plaies, celles du corps et aussi celles de l’âme. Il a longtemps erré dans les méandres de l’existence, à chercher son point d’ancrage. Sans complaisance, l’attitude de Ramzi le recentre, parfois rude, toujours juste. Olivier reconnaît là la richesse qui lui est offerte. Elle est sa chance. Il doit la saisir, ne pas la laisser s’échapper surtout. Dans sa situation aujourd’hui, il se sent impuissant. Quand sa blessure cicatrisera, il aura à nouveau prise sur sa vie. Il pourra en prendre le contrôle.

Les pompiers arrivent, sirène en action. Olivier redresse la tête. Aïe, la douleur sous-jacente éclate en fulgurance hurlante. Elle surgit à la moindre respiration un peu ample, au moindre geste. « Tant qu’on a mal, c’est qu’on est vivant. » Il a déjà entendu sa mère dire cela. Olivier essaie de relativiser. Il devine sa blessure très sérieuse mais guérissable. L’instant est difficile à supporter. Il passera. Tout passe. Mais de toute évidence, rien ne sera plus pareil. Cette chute marquera une étape dans son histoire. C’est un coup d’arrêt que la vie lui inflige, certes, mais il faut savoir l’accueillir et en tirer parti. Olivier se promet de profiter de cette longue période imposée pour imaginer l’existence qu’il souhaite réellement, une existence qui lui apportera équilibre et harmonie. Il sait qu’à l’issue de son purgatoire, il aura fait son choix.

Les secours sont arrivés. Les pompiers descendent de la voiture. Leur médecin examine Olivier. Il vérifie que l’essentiel est épargné. Rassuré, il se fait aider pour retourner le blessé et l’installer sur le brancard. Olivier entend les morceaux de son bassin disloqué glisser les uns sur les autres. Sensation inattendue : douleur extrême, et, paradoxalement, soulagement, comme si quelque chose s’était replacé naturellement. On lui injecte de la morphine.
Le paysan lui souhaite un bon rétablissement. Ramzi court vers sa voiture ; il sera à l’hôpital en même temps que l’ambulance.

Les portières closes, le véhicule se met en mouvement. Olivier, bloqué dans le matelas immobilisateur, ne sent pas les cahots du chemin. La morphine commence à faire effet. Tout s’estompe. Olivier flotte dans un univers cotonneux. La souffrance, l’angoisse, tout disparaît. Ses paupières, lourdes, s’abaissent. Il se laisse emporter vers des jours meilleurs.

Danièle

LA PLANETE BLEUE


« Comment tu fais ça ?
- Je n’en sais rien, cela vient tout seul, Je n’y réfléchis que très peu.
- Ça alors ! j’aurais jamais pensé. » Théodore restait planté là, admiratif. Il regardait les volumes et les couleurs se mettre en place, apparemment sans effort. Comme une évidence. Dans sa tête aussi, il y avait des images, et même de la musique, mais il était le seul à le savoir. Il ne pouvait pas partager ses émotions. Alors, il les gardait pour lui. C’est pour cela, peut-être, que parfois sa tête explosait. Dans ces moments-là, tout se mettait à tourner et à danser une folle sarabande. La lumière, le rouge et l’orangé, et le violet tourbillonnaient, se poursuivaient, se rattrapaient, se mélangeaient. Remplissaient sa tête qui cognait dans ses oreilles, qui ouvrait ses yeux sur l’intérieur de lui, sur cette effervescence dévastatrice et pourtant salutaire. Car il se réveillait de sa folie, apaisé et serein.

Il passait alors chez son ami. Pascal le recevait. Toujours. On aurait dit qu’il ne sortait jamais de son atelier. Théodore aimait penser cela : que son ami restait au pied de son chevalet nuit et jour. Une sorte d’être irréel. Immatériel. Le mouvement du pinceau le fascinait. « Assieds-toi sur ce tabouret. Ta présence m’inspire. Je songeais, ces temps derniers, à travailler sur les manifestations violentes de notre planète bleue.
- Comment ça ? Tu veux dire les tremblements d’terre, les tsunamis et tout ça ?
- Exactement. Le contraste entre la vision harmonieuse qu’on en a depuis l’espace, et l’énergie considérable dont elle est capable. »
- T’as raison, elle est capable du pire. Mais aussi, toute la beauté qu’elle dégage… » Théodore est parti dans ses rêveries. Il se sent bien aujourd’hui. Le pire, c’était hier, quand ses forces à lui se sont déchaînées dans sa tête. Le calme est revenu. La planète bleue tourne paisiblement. Son ami remplit la toile, à gestes précis, amples et vigoureux. Il ne le regarde pas. Il vit près de lui, avec lui ces moments de création énergique. Il respire profondément. Il reprend pied dans la réalité.

Pascal lui avait parlé sans se retourner. Les deux amis n’avaient pas besoin de longues salutations. Théodore s’est assis derrière le peintre. Le tabouret était son siège préféré : il se tenait bien droit, les pieds ancrés dans le sol, le buste solide. Son regard s’est posé un instant sur la palette. C’est vrai qu’il ne s’était encore jamais posé la question : d’où Pascal tenait-il cette facilité à rendre sur une surface tant de choses. On aurait dit qu’il les voyait sur la toile, et qu’il les faisait apparaître par magie.

Depuis son tabouret, dans cet atelier d’artiste, le lieu de travail de son ami, la vie retrouvait un sens. Ses pensées s’ordonnaient. La parenthèse de la folie se fermait. Il reprenait ses projets.

Danièle

Retour à la vie


Ils étaient arrivés en même temps. La brasserie était encore vide. Ils s'étaient installés côte à côte, face à la grande salle.

Tant d'années avaient passé sur leur détresse. Assis l'un près de l'autre sur la molesquine de la banquette, ils se regardaient sans se rassasier. Il prit une soudaine respiration, profonde, comme au sortir d'un songe. L’âge te va bien, s’entendit-il dire. Elle ne fut pas étonnée. Elle se détendit. Ils étaient là, ensemble. Elle se redressa. La fatigue du voyage s’estompait. La voix de son mari la dynamisait toujours. Il avait donc gardé ce timbre clair, chaleureux, le rythme des mots dansant et cet art de lui adresser la petite phrase élégante et affectueuse qui rendait tout à coup l’air si léger. Tu as fait bon voyage ? s’enquit-elle. La question eut pu sembler banale. Mais lui savait à quel point le confort de ceux qui lui étaient chers la préoccupait. Il lui en fut très reconnaissant. Ça n’a pas été très long, tu sais. Et pourtant, ces deux dernières heures m’ont paru interminables dit-il en plongeant son regard dans celui de Sophie. Elle ne baissa pas les yeux. Elle se laissa sonder jusqu’au fond de son cœur.

Le serveur s’approcha et demanda : Que prendrez-vous ? Ils n’avaient pas regardé la carte. Ils répondirent d’une même voix : Le plat du jour. Ils rirent. La vie reprenait… Ou continuait ? Les clients commençaient à arriver. Le brouhaha montait peu à peu, les enveloppant d’une chaleur rassérénante. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre et observèrent le garçon qui leur apportait leur commande.

Ils étaient à nouveau face au monde, mais ensemble, du même côté. Il lui passa les bras autour des épaules. Elle se blottit contre lui. C’est ainsi qu’ils se transmettaient leur énergie autrefois. Quelle chance nous avons ! dit-il en resserrant son étreinte. Elle en était consciente et désormais, chaque instant serait encore plus précieux. Même les gestes du quotidien comme ceux de cet instant : découper sa viande, ajouter un peu de sel, avaler une gorgée d’eau. Les paroles ordinaires étaient douces. Comment trouves-tu la sauce ? lui demanda-t-elle. Excellente lui répondit-il d’un ton gourmand.

ll était affamé, affamé de vie. Elle était heureuse, complètement. Toutes ces choses vécues durant leur séparation, dix années. Dix années loin du Chili dont ils s'étaient sauvés miraculeusement, lui en Hollande, seul, elle et leur deux enfants en France. Ni l'un ni l'autre ne savait ce qu'était devenu l'autre, les autres.Ces événements qui avaient éclaté leur famille et leur cœur. Puis, ces démarches, ces luttes, ces ruses, ces espoirs et ces déceptions qui les avaient enfin réunis étaient là, tenaces et vivaces dans leur esprit. Mais ils les évoqueraient plus tard. Aujourd’hui, le plus important était de partager un simple repas, dans une simple brasserie, comme un simple couple.

Le temps change remarqua-t-il. Elle regarda le ciel. Oui, tu as raison, dit-elle. J’ai pris mon parapluie.
Quel bonheur !

Danièle

Aurélie aime se lever tôt


Aurélie aime se lever tôt, un peu avant sept heures, quand tout le monde commence à s'activer. Chaque matin, elle s'étire dans son lit, vérifie l'heure à son réveil, ouvre ses volets. Puis, elle prépare son petit-déjeuner et le déguste tranquillement pendant qu'elle entend les uns et les autres s'éveiller. Elle écoute la rue retrouver son animation matinale.
Sa vie lui plaît. Son travail l'intéresse. Ses nuits sont calmes car le quartier est silencieux dès que chacun est rentré chez soi.

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Cette nuit, Aurélie ne dort pas. Elle entend sa nouvelle voisine du dessus arpenter l'appartement de long en large, puis dans l'autre sens, et encore et encore. Les talons aiguilles claquent, clac clac clac. Une heure du matin. Chaque nuit, c'est le même rituel. Clac clac clac. Sa voisine travaille de nuit. Un bar ? Un dancing ? Ou bien..? Les talons font vraisemblablement partie de « l'uniforme ». Clac clac clac. Cela dure longtemps. Cela réveille Aurélie chaque nuit depuis l’arrivée de la perturbatrice. Comment peut-on être aussi indélicat ? Ces attitudes sans-gêne insupportent Aurélie.

Ceux qui parlent fort en montant l'escalier ne peuvent-ils imaginer que leurs propos n'intéressent qu'eux, et qu’ils empêchent peut-être quelqu'un de se reposer ou de travailler dans le calme ?
Les jeunes qui trafiquent leur deux-roues pour que le pot d'échappement tonitrue sur leur passage pensent-ils démontrer ainsi autre chose que leur vanité bruyante ?
Aurélie déteste la pollution sonore. Elle juge ce comportement incivil, le plus mal élevé qui soit. Oui, c'est cela : mal élevé. C'est un manque d'éducation élémentaire. Une vulgarité.

Elle entend encore sa mère insister : « Soulève ta chaise quand tu la déplaces. » Sa famille vivait alors dans des HLM construites en 1960. Les cloisons étaient si fines que l'on entendait tout ce qui se passait chez les voisins mitoyens. Ses parents considéraient pourtant qu'ils avaient de la chance d'habiter au troisième et dernier étage, ce qui leur évitait de supporter les allées et venues des locataires du dessus, car le bruit des pas traversaient eux aussi le plancher, comme ils avaient pu le constater en prenant l'apéritif chez les Chandort qui résidaient au deuxième.
Pourtant, dans ces immeubles si mal isolés, nous n'avons jamais souffert du bruit des voisins. Chacun respectait strictement la tranquillité des autres, car tous, sauf ma famille, étaient employés de la SNCF et effectuaient les trois-huit. De sorte que, toujours, l'un ou l'autre dormait le matin ou l'après-midi pour rattraper le sommeil de la nuit. Nous étions habitués à être parfaitement discrets tant par simple courtoisie que pour ne pas déranger le repos bien mérité des cheminots.

Clac clac clac. Aurélie trouve que sa voisine exagère. Voilà une semaine que le manège se répète, avec une régularité de métronome.
Aurélie se demande à quoi ressemble sa voisine. Elle ne l'a jamais rencontrée, ce qui n'est pas surprenant puisqu'à l'évidence elles n'ont pas les mêmes horaires de travail. Elle serait bien incapable de la décrire. Elle ne connaît d'elle que, clac clac clac, le claquement de ses talons aiguilles. Elle se promet d'intervenir si le dérangement persiste.
Aurélie est très fatiguée, elle se retourne dans son lit et se rendort.
Au bout de quelques jours, elle ne fait plus attention aux retours nocturnes de sa voisine ni au claquement des talons aiguilles. A croire que l'on s'habitue à tout.

L'appartement mitoyen de celui d'Aurélie est occupé depuis peu par un monsieur. Aurélie pense     « un monsieur » car il est bien plus âgé qu’elle ! Au moins dix ans. Il est venu se présenter lorsqu'il a emménagé. Courtois, il l'a invitée à prendre un verre. Quelques minutes en sa compagnie ont suffi à Aurélie pour ne pas souhaiter poursuivre la relation. Il n'a pas insisté. Ils se saluent sur le palier à l'occasion.

Une nuit, par-dessus le clac, clac, clac des talons aiguilles qu'Aurélie ne perçoit plus que de façon très lointaine, s'ajoute quelque chose d'insolite. Aurélie se redresse dans son lit. Elle a bien entendu. Voilà que, pour la deuxième fois sa voisine enclenche le répondeur de son téléphone. On n'y entend pourtant que le message d'accueil. Aucune communication ne suit. Elle connaît donc à présent la voix de sa voisine. Quelques jours plus tard, quelle n'est pas sa surprise quand elle surprend, après le message d'accueil, la même voix qui dit : « Allô. Bonjour. C'est moi. » « La pauvre. Quelle solitude ! » s'attriste Aurélie. Cette découverte a tué en elle tout sentiment d'agacement ou de colère.

Ce soir, on est samedi. La semaine a été chargée. Aurélie se réjouit de pouvoir étendre ses jambes, un bon livre dans les mains. Elle introduit un CD dans le lecteur. Une musique reposante la délasse.
Des pas et des rires montent l'escalier. Puis, une discussion animée et gaie traverse la cloison, suivie d'une sortie pas vraiment discrète, mais bon, nous sommes samedi soir et il n'est que vingt heures. Son voisin a de la compagnie. Aurélie lui souhaite mentalement une bonne soirée.

Aurélie poursuit sa lecture et se couche. Elle s'endort paisiblement en pensant au dimanche qui s'annonce : grasse matinée, puis journée au club d'équitation avec au programme balade, pique-nique et détente avec les autres membres.

A une heure du matin, comme d'habitude : clac clac clac. Puis, répondeur.

A trois heures, oui, oui —Aurélie vérifie encore une fois, il est bien trois heures—, retour de la joyeuse compagnie. Des rires sonores et des propos éméchés passent devant sa porte et entrent chez son voisin. La fête continue à l'intérieur. Il ne manque à Aurélie que l'image et encore. Les éclats de voix et les gloussements qui lui parviennent décrivent avec précision les ébats qui se déroulent là.
Quand le silence enfin s'établit, le jour commence à poindre.

A six heures, les voisins d'Aurélie sont tirés de leur sommeil par la sonnerie de son réveil. Elle dure très longtemps. Dès qu'elle se tait, la radio prend le relai et ils reçoivent les nouvelles et le programme musical de la station aussi distinctement que si le poste se trouvait à leur chevet.

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Chaque matin, Aurélie se lève tôt. A six heures précises, même les jours de congé, son réveil sonne. Elle le laisse sonner jusqu'à la fin, jusqu'à ce qu'il s'arrête tout seul. Puis elle prépare son petit-déjeuner et le déguste en écoutant la radio dont elle prend bien soin de monter le son afin que tout le monde en profite.

Danièle



samedi 19 mai 2012

POINTS DE VUE


Magnifique point de vue : coucher de soleil sur mer clapotante, reflets changeants de l’eau, couleurs moirées du ciel, rochers sombres. La voiture arrêtée en haut de la falaise. Seuls au monde. Romantisme.
Elle a l’air vraiment épatée, Pierrette. J’ai assuré. C’est vrai qu’avec une belle bagnole, c’est toujours plus facile. J’ai ramé pour avoir cette tire. J’ai fait croire au patron que la panne venait d’un problème électrique. Que je trouverais seulement si je pouvais la conduire un ou deux jours. Il a gobé ça. Il m’a dit de la faire rouler ce week-end.

Raymond avait vu Pierrette au bal du samedi soir. Étonné, il avait poussé Gilbert du coude : « T’as vu ? C’est la fille du notaire ! Elle s’encanaillerait ?
– Paraît qu’elle s’est fâchée avec le paternel. J’ai entendu ça pendant que je remplissais les étagères de pain. Toutes les commères en parlaient.
– Ben tu parles, ça m’étonne pas. Déjà du temps de la primaire, elle était délurée comme gamine. Une fois, son père avait même été convoqué chez le directeur. Faut dire qu’elle avait fait fort : le maître l’avait grondée parce qu’elle ne suivait pas la leçon. Elle lui avait répondu qu’elle avait pas b’soin d’écouter un vieux chnock comme lui, que les choses intéressantes à savoir ne s’apprenaient pas à l’école. M’est avis qu’elle n’a pas beaucoup changé depuis. Son père a dû en avoir marre.
– Y paraît qu’on aurait entendu des cris qui v’naient d’chez eux, jusqu’à la boucherie, de l’autre côté de la place. Et puis, elle aurait claqué la porte en sortant. Paraît qu’elle n’est plus chez ses parents.
– Ah bon ? Et où elle dort ?
– Elle aurait une tante en ville… »
Les deux copains avaient avalé leur vin blanc avant de se lancer à la recherche d’une cavalière. Celle de Raymond était une gentille fille, mais qu’elle était lourde à conduire ! Et puis comme conversation, rien ! Oui, non. L’ennui, quoi.
Pierrette sirotait une bière, accoudée au bar, face à la piste.
« Tu sais pas, Gilbert ? Elle a l’air toute seule : si je l’invitais ?
– T’es fou !
– Allez, je me lance !
– T’es pas chiche.
– Tu paries ?
– OK, une bonne bouteille.
– Pari tenu !»
Raymond s’était approché de Pierrette. Il lui avait fallu un certain courage et même un courage certain, tellement il était persuadé qu’elle refuserait ! Mais il ne pouvait pas se dégonfler. Et en plus, il avait bien l’intention de gagner son pari : Gilbert savait toujours trouver des vins du tonnerre. Ça valait le coup d’essayer !
« Mademoiselle, bonsoir.
– Mais tu es bien Raymond, toi ?
– Ben oui.
– Alors tu m’appelles Pierrette, c’est tout.
– Et ben, Pierrette, tu voudrais m’accorder une danse ? » Elle le regardait en souriant malicieusement. Elle reprenait une gorgée de bière. Elle ne répondait pas. Raymond était sur le grill.
Mince alors, je ne vais pas pouvoir me régaler aux frais de Gilbert.
– Alors, tu ne réponds pas ? Tu ne veux pas ?
Elle le regardait toujours, ne disait rien. Son petit air supérieur commençait à agacer Raymond.
– Je t’ai dit quelque chose qui n’convenait pas ?
– Non, non, ce n’est pas cela. Je te trouve seulement bien réservé. Je te connaissais plus dégourdi quand tu étais petit. Tu n’avais peur de rien ni de personne. Je t’intimide ?
– C’est-à-dire que… » Voilà qu’il perdait ses moyens à présent. Un coup d’œil en direction de Gilbert qui avait l’air de rigoler avait eu tôt fait de lui redonner du courage. Il se campa ferme sur ses deux jambes devant Pierrette : « Allez, viens, tu ne le regretteras pas. On dit que je suis le meilleur danseur du village. Tu me donneras ton avis. »
Et la soirée avait passé à une vitesse étonnante. Danse, rires, danse, souvenirs d’école, rires encore. Raymond s’était laissé emporter par l’euphorie. Mais à la fin, la salle s’était vidée. Il fallait se séparer. Raymond ne l’entendait pas ainsi. Il devait revoir Pierrette. Il avait osé un rendez-vous. A sa grande surprise, elle avait accepté.
C’est alors qu’il avait dû trouver une voiture : on ne vient pas à un rendez-vous avec une fille comme Pierrette à pieds et encore moins à vélo.

Tout avait bien commencé. Raymond avait suivi la petite route en serpentin qui montait jusqu’au-dessus de la falaise. Il avait pris une bouteille de mousseux qu’il avait enveloppée dans du papier journal pour la garder fraîche. Ils avaient trinqué.

À présent, après deux coupes, Pierrette est vraiment de bonne humeur. Raymond se penche vers elle pour l’embrasser. Elle se laisse faire. Elle sourit largement. Raymond n’en revient pas. Il ne pensait pas la victoire si facile. Il est même déçu. Très déçu. Cette Pierrette, c’est vraiment ce qu’on dit.
Gilbert l’avait averti : « Méfie-toi. Les gens racontent un tas de trucs sur elle. Et aussi sur son père. À ta place je n’irais pas plus loin. Allez, viens voir c’que je t’ai réservé. Après tout, t’as gagné ton pari, t’as dansé avec elle. Ce qui est dit est dit. » Le vin était exceptionnel. Ils l’avaient bu en grignotant de la charcuterie et du fromage. Quel festin !

Raymond observe Pierrette. Qu’est-ce qu’il fait avec elle ce soir. Idiotie.
Elle se recule, surprise. Son sourire s’efface.
– Qu’y a-t-il ?
– Rien. Je suis fatigué. On va rentrer.
– Alors c’est tout ? Une danse, une bouteille de mousseux, une balade en voiture ? Quelque chose ne va pas ?
– Je me demande…
– Quoi ?
– On parle au village.
– Tu as raison ! On jase ! Si tu savais ce que j’ai entendu sur ton compte ! Je me demande…
– Quoi ?
– Je me demande ce que je fais avec toi ce soir ! Rentrons.

mercredi 9 mai 2012

Le dos tourné


(La reproduction interdite, 1937, René Magritte (1898-1967)

Un coup d’œil au miroir. Cheveux gominés, veste brune, col blanc. Vincent s’est préparé avec soin au dernier rendez-vous.

Il l’avait rencontrée par hasard. Elle lui avait plu. Non, elle n’était pas séduisante. Elle était solide, sérieuse et aussi gentille, douce. Il s’était mollement installé dans la peau du fiancé. Il suivait son bonhomme de chemin vers un bonheur ordinaire. Il avait présenté Fanny à ses parents. Le mariage aurait lieu cet été, à l’issue de sa période d’essai chez Brico-Castor. Bonne famille, bonne éducation. Situation stable et tout et tout. On ne demande rien de plus chez les Durant. Lever, doucher, déjeuner, circuler, travailler, revenir, dîner, télé, coucher. Ciné, danser le samedi soir, camper, bronzer l’été. Salaire, bébé, maison, retraite. Ainsi va la vie chez les Durant.

Ce matin, le réveil avait suivi une nuit agitée. Cauchemar, effroi, angoisse. Cauchemar d’une route droite contre un horizon bas et noir ; il n’y avait pas d’arbre, pas de paysage, personne, rien que cette route rectiligne jusqu’à l’infini. Il marchait d’un pas pressé, fatigué du chemin déjà parcouru, épuisé par celui à venir. Angoisse de l’avenir trop sûr, angoisse d’une vie sans vague, angoisse d’un bonheur trop lisse, plat, terne, d’un bonheur triste. Effroi devant le gouffre de l’engagement. Effacement des autres possibles, fermeture du rêve d’avenir.

Ce matin il passerait voir Fanny pour lui dire adieu, avant de rendre sa démission.
Vincent tourne le dos et s’éloigne de lui-même.

mardi 8 mai 2012

Les âmes grises



                                                        (Golcondes, 1953, René Magritte)

Il pleut des hallebardes. La pluie crépite en chuchotements. Elle murmure aux citadins sa détermination à mouiller tout ce qu’elle touche ou effleure. Du plus haut, du plus loin, elle descend,  sévère, monotone, inéluctable, inévitable.

Les premières gouttes arrivées sur le sol sont suivies de leurs comparses qui peu à peu s’étalent et courent sur les rues, envahissent la ville.

Sans état d’âme, les âmes grises descendent, droites et raides devant les façades aux rideaux mal tirés sur les secrets mal gardés. À droite, à gauche, devant derrière, sous leur chapeau melon, les regards mornes des hommes de cendre enregistrent automatiquement l’image globale et détaillée de nos rêves. Ciel clair trompeur au-dessus des maisons, murs tristes et fenêtres closes.

Visages fermés, par-dessus sombres, cravates noires sur cols serrés. L’espoir se meurt, fantaisie vaine. Les silhouettes  de l’ennui peuplent l’espace. Très peu de place pour s’échapper, se faufiler.

Mais le ciel bleu ne faiblit pas. Laissons frémir et s’envoler par-dessus les toits rouges, au-dessus des hommes gris, si haut si haut au firmament, la pensée libre.

mardi 1 mai 2012

Le bar de Jim

Le bar de Jim

Nighthawks,E.Hopper (1942)
Très bien. Ils sont là. Ils n’ont pu éviter de se saluer. Ça me réjouit. Evidemment, ils n’échangent pas un mot. Pourtant, il fut une période où ils étaient plus bavards. Ils nous agaçaient assez avec leurs apartés. La Terre aurait pu changer le sens de sa rotation qu’ils ne s’en seraient pas aperçus.
Ils doivent se demander pourquoi ils se trouvent dans ce bar, si tard, ensemble. Je leur réserve une sacrée surprise. Chacun a pris un café et attend la suite. Ils s’ennuient. Et moi, je m’amuse.

Combien de cigarettes a fumées Steeve depuis qu’il est là ? Et Mary, que tient-elle au bout de ses doigts ? C’est encore une belle rousse. Elle n’a pas coupé ses cheveux. Je me demande si elle n’essaierait pas de reprendre les choses là où elles s’étaient arrêtées si elle en avait l’occasion. Sa main traîne un peu trop près de celle de Steeve pour être honnête. Lui fait semblant de se concentrer sur sa cigarette. Son chapeau cache-t-il une calvitie naissante ?

Jim, le barman n’a pas l’air pressé de partir. On dirait qu’il a toujours quelque chose à faire, une vraie fée du logis. De temps en temps, il relève la tête, espérant que ces deux-là lui commanderont autre chose. Il les connaît depuis l'époque où toute leur bande fréquentait le bar : ils se réunissaient le samedi vers dix-neuf heures pour mettre au point leur soirée : ciné, boîte, virée en voiture…

Décidément, ils en resteront à leur unique café. Mais Jim s’en moque un peu : il y a encore ce bon vieux Freddy qui assure son chiffre d’affaire à lui tout seul. Une véritable éponge, ce gars-là. Je me demande ce qu’il fait dans la vie. A quelqu’heure de la journée que je passe ici avec un client, je le trouve. Seul devant sa bière. Pourquoi n’est-il pas énorme comme tous les buveurs de bière ?

Bon, maintenant, il faudrait bien que j’entre et que je leur apprenne la vérité avant qu’ils ne se lassent complètement et qu’ils ne partent. Mais je préférerais ne pas avoir de témoin. Et l’éponge à bière semble vissée sur son tabouret. Attendons encore un peu, histoire d’observer la suite. Ils ne vont tout de même pas rester muets jusqu’à la fin de la nuit. Ce que je vais leur dire dans un instant va sûrement leur délier la langue.

Quand j’ai appris ça, il y a deux mois, je me suis dit que je devais en faire quelque chose. Mais
quoi ? Et puis j’ai pensé à ce rendez-vous. J’ai contacté chacun individuellement. Je ne sais plus ce que je leur ai raconté pour les ramener ici. Voilà bien longtemps qu’ils ont déserté le coin et sont partis vivre loin des lieux de leur jeunesse. Je suis le seul de la bande à être resté dans la région. Toute cette histoire est vieille aujourd’hui, mais elle n’a pas encore atteint son point final. A l’époque, chacun avait accusé l’autre, sans appel. Il est vrai que les circonstances étaient obscures. Personne n’avait compris, et encore moins les principaux intéressés. Tout le monde avait été surpris par leur séparation soudaine et violente.

C’est Jim qui m’a appelé. Il disait avoir une info de premier ordre, que je devais venir tout de suite. Pour une info de premier ordre, c’en était une ! qui allait changer l’ordre justement, l’ordre des évènements. Du moins je l’espère.

Jim avait rencontré la belle-mère de Mary, la deuxième femme de son père. En réalité, elle était venue elle-même au bar, sachant que Jim n’avait pas quitté son poste depuis cette époque. Elle lui avait demandé s’il savait où habitait Mary aujourd’hui. Comme il ne pouvait répondre et qu’elle semblait fort nerveuse, il s’était enquis de la raison de cette question. Elle lui avait alors tout déballé. Jim avait pensé que j’étais la personne la mieux placée pour écouter cela, moi qui étais toujours resté en contact avec Mary et Steeve. J’ai accouru. La femme a redébité son histoire. Tout s’est éclairé. Il fallait maintenant rétablir la vérité. Serait-ce trop tard ? Même si rien ne changeait ensuite, Mary et Steeve devaient savoir. J’ai trouvé un moyen de les faire venir ensemble dans le bar de Jim.

Il est temps. Je pousse la porte du bar.


mercredi 28 mars 2012

Escalator-négociation

Danièle et monsieur Irihoto ou : comment vendre un Escalator à un client japonais qui parle très peu français.

Monsieur Irihoto me fait entrer exactement à l’heure. Je le salue en me courbant légèrement vers l’avant. Il fait de même, en même temps que moi. Quand nous nous redressons d’un même mouvement, son sourire est resté accroché sous son nez, bien tendu, tandis que ses yeux me scrutent avec le sérieux d’un chirurgien qui doit vous annoncer qu’après cette opération vous allez devoir subir une rééducation longue et douloureuse sans promesse de réussite. « Prenez siège » me dit-il en me désignant l’un des fauteuils qui entourent la table basse. Je m’assois, bien droite, jambes serrées, l’attaché-case sur les genoux.
« Je entends vous » poursuit-il. Me voilà bien. Apparemment, ce monsieur a quelques lacunes de syntaxe. Comment vais-je pouvoir me faire comprendre ? « Do you speak english ? » tentai-je. D’habitude, les Asiatiques et en particulier les Japonais parlent anglais. « Oui, mais je aime langue français. Je aime plus parler langue vous. C’est chance être en France moi, alors je dis tout français. »
Bien sûr !.. Le client est roi évidemment. Donc ! Il ne me reste plus qu’à trouver comment je vais bien pouvoir lui fourguer l’escalier mécanique k36xs 782 pour remplacer leurs m23wz 254 que nous ne produisons plus.
« Bien, commençé-je. » Prendre un air serein, sûr de soi et de la qualité du produit. « J’ai ici tous les renseignements que vous m’avez demandés à propos du nouvel Escalator que nous vous proposons pour équiper vos centres commerciaux.
– Renseignements ? Mais moi dire vous, semaine vingt-huit de année vingt-onze tout quoi vouloir. »

Ne perds pas ton calme ma chérie. Je me dis des petits mots gentils car j’ai vraiment besoin d’encouragements et je ne vois personne à l’horizon pour m’aider dans cette galère.

« Oui, monsieur. Je vais vous montrer les photos de notre nouvel Escalator.
– Non, pas prendre photos.
– Pas prendre, montrer. Pour que vous voyiez.
– Voyiez ?
– Voyiez, voir. »
J’ouvre mon attaché-case, je sors le dossier et j’en extrais des photos de l’escalier mécanique installé dans une gare.
– Voilà de quoi il s’agit.
– S’agite ? Bouger ?
– Non. Très stable. Là, un système photoélectrique pour déceler la présence de quelqu’un. » Je montre l’œil de la cellule. « Quand quelqu’un approche, l’Escalator se met en marche.
– Marche ? Quelqu’un ?
– Oui, une personne vient. L’Escalator monte. »
Monsieur Irihoto écarquille des yeux de hibou. Son sourire a disparu depuis longtemps. Ses sourcils se rapprochent dangereusement, ils vont bientôt se chevaucher. S’il continue à se torturer l’esprit ainsi pour me comprendre, sa tête va exploser. Mais mon cerveau se sera certainement éparpillé avant le sien.

Réfléchis ma petite chérie – des petits mots encore plus affectueux, vous avez remarqué. Maman, pourquoi je suis là aujourd’hui ? Allez, reprends-toi, ma petite Danièle chérie. Ce n’est pas la fin du Monde. La fin du Monde peut-être pas mais la chute de mon chiffre si je n’y arrive pas avec celui-là, c’est sûr. Il a trois centres commerciaux de cinq étages ce bonhomme.

Il s’est levé. Il se gratte la tête. Moi aussi. C’est l’impasse. Il ne me reste plus qu’une solution. Je reviens vers mes documents et j’en extirpe ceux que ma boîte a fait imprimer en Japonais et en anglais. Je les lui tends. Il les prend, va s’asseoir et les examine en silence. J’attends, debout, droite et raide. Soudain, il lève la tête. Miracle : son sourire est revenu, mais son regard est étonné : « Pourquoi vous debout ? Assise dans siège.» Je pose l’extrémité de mes fesses sur le bord du fauteuil. Monsieur Irihoto poursuit sa lecture. Il pose une feuille sur la table basse, en met une seconde un peu décalée par-dessus la première, consulte celle qu’il tient dans les mains. Son regard va et vient de l’une aux autres.
« Très éclairé, finit-il par dire.
– Vous trouvez ?
– Oui, japonais très bon. Qui écrire ? »

En voilà une question pertinente ! Pourquoi n’ai-je pas pensé à noter le nom de ceux qui ont effectué les traductions ? Information capitale évidemment.

« Euh… Notre service de traduction.
– Traduction ? Ah ! Oui. Très bon. Je achète Escalator sept huit deux. Où je mon nom ?
– Vous voulez signer ?
– Oui, le signe. Où ?
– Là en bas, et là, à droite.
J’ai peur de rêver et de me réveiller. Mais non, monsieur Irihoto paraphe toutes les pages aux endroits indiqués. Après ce travail, il se lève. Je me dresse d’un bond. Il me rend l’exemplaire qui me revient, recule de deux pas, les bras le long du corps.
« Très content. Français très beau. » Courbette, courbette. Sourire bien tendu, regards sérieux. Monsieur Irihoto me montre la porte. Je sors.
Danièle

mercredi 21 mars 2012

Sauvée de justesse

Enfin Raymond a pris conscience de l’urgence de me conduire chez le spécialiste ! J’ai bien cru que j’allais mourir à la tâche sans que personne ne se soucie de moi.

Depuis un bon moment, je ne saurais dire depuis quand exactement, je tousse. Au lieu de s’inquiéter, Raymond me gronde et rouspète parce que je ne lui obéis pas instantanément. Il ne s’étonne même pas de voir ma santé s’affaiblir. Depuis l’achat de la nouvelle maison, il me fait porter et transporter toutes sortes de choses plus lourdes et plus sales les unes que les autres. Cela a commencé par le déblayage des gravats de la cuisine.

J’ai passé le premier jour à aller et revenir de la maison à la déchetterie avec Raymond, pour évacuer les parpaings cassés, les ferrailles et les vieux carrelages. Puis, nous avons rapporté du plâtre, des pots de peinture, des carreaux de céramique, des appareils ménagers. Quand est venu le tour de la machine à laver, j’ai bien cru que nous n’y arriverions pas. C’est affreusement lourd ces trucs-là, et encombrants. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’essouffler sérieusement.

Mais Raymond n’a pas semblé s’en inquiéter. On aménageait le jardin à présent. À chaque effort supplémentaire, je sentais que mes forces m’abandonnaient un peu plus. Lorsqu’il a fallu grimper sur le talus derrière la maison pour y déposer les sacs de terre arable, j’ai cru défaillir. Même Raymond a pensé que je ne pourrais pas y arriver. Alors là, il a hurlé. « C’est pas possible, comment j'vais faire moi, maintenant ? Et qui va m'dépanner hein ! Avance ! Feignasse ! Qu’est-ce que tu crois, hein ? C’est pas fini, l'travail. J’ai encore deux aller-retour à me coltiner. Y s’agit pas de t’arrêter maintenant. C’est pas l’moment ! » Là-dessus, j’ai eu un sursaut de vigueur, mais pour combien de temps ? Nous avons tant bien que mal rapporté toute la terre nécessaire et Raymond s’est enfin calmé.

« Ouf ! Le plus gros est fait. Finalement, t’as tenu l’coup jusqu’à la fin. T’es ben brave. J’ai ben eu peur qu’tum’lâches ! Bon, je vais t’faire soigner à présent qu’nous avons un peu d’temps. » D’un coup, je me suis sentie ravigotée. Ce Raymond n’est pas si méchant qu’il paraît. Il est dur à la tâche et ne s’arrête lui-même qu’à la dernière extrémité. D’ailleurs cela lui avait valu une immobilisation de deux semaines par le passé pour un lumbago sous-estimé. L’ennui, c’est qu’il est comme ça avec tout le monde en général et avec moi en particulier.

Enfin, aujourd’hui, je me repose, je me laisse faire. On m’ausculte, on diagnostique. Il paraît que ce n’est pas grave puisque c’est pris à temps. C’est ce que j’entends dire par les personnes qui s’occupent de moi.

Quand Raymond revient me chercher, il est tout heureux de me retrouver. « Dis donc, Raymond, il était temps que tu me l’amènes ta guimbarde ! Encore cinq kilomètres et elle ne démarrait plus du tout ! Allez je te l’ai remise en état de marche pour un bon moment. Ça te fera trois cent cinquante euros. » « Eh ben dis donc, c’est pas donné tout d’même ! rechigne Raymond ».

« Toujours à râler, Raymond. Mais je l’aime bien. D’ailleurs, est-ce que j’ai le choix ? Vroum Vroum. »


Danièle

vendredi 9 mars 2012

Le carnet

" Voyons, Valérie ! Que fais-tu avec ce carnet ? Et d’abord, où l’as-tu trouvé ? "
La jeune fille était sidérée. Grand-mère la grondait. Outre qu’elle avait passé l’âge d’être réprimandée, elle ne comprenait absolument pas ce qu’elle avait pu faire de si contrariant. Elle avait voulu tirer un magazine qui se trouvait sous la pile. Elle avait tout fait tomber. Elle s’était levée pour ramasser et remettre de l’ordre. Le carnet avait surgi, glissant de l’intérieur d’une revue. Grand-mère n’avait pas une réputation de maniaque du rangement, mais tout de même, cela lui avait paru insolite. Et ce carnet avait une particularité : il était constitué d’un certain nombre de feuillets agrafés. Debout, elle était en train de l’observer quand Grand-mère était entrée dans la pièce.
" Eh bien, je…
–Tu quoi ?
– Il était parmi les revues.
– Rends-le-moi."
Valérie obtempéra.

Grand-mère, le carnet en main, traversa le salon et disparut dans le couloir. Valérie, stupéfaite, l’entendit monter, entrer dans sa chambre, puis, plus rien. Elle attendit quelques instants, dressant l’oreille, mais rien ne bougeait plus à l’étage.

Elle reprit sa place dans le canapé et rechercha la revue dont était sorti le carnet. C’était un magazine féminin. Elle le feuilleta lentement. Un dossier : "Les maisons de nos enfances". Un article : "Saint-Julien, le village de ma renaissance". Les photos lui semblaient curieusement familières. Où les avait-elle déjà vues ? Ah oui ! L’album qu’elle avait trouvé en faisant du rangement avec sa mère il y a quelques mois. Celle-ci lui avait expliqué que la nourrice de Grand-mère les lui avait remises pour qu’elle garde le souvenir de sa petite enfance dans sa famille d’accueil. En effet, Grand-mère était une enfant « de la DASS » comme on dit. Les clichés n’étaient pas exactement les mêmes que ceux de l’article, mais ils montraient les mêmes lieux, dans des circonstances différentes. Quel rapport avec le carnet ? Sa grand-mère avait réagi bien vivement. Ce n’était pas dans ses habitudes.



Quand Grand-mère réapparut au salon, sa colère avait disparu. Elle avait retrouvé son sourire et ses traits avaient retrouvé leur sérénité habituelle. Mais lorsqu’elle posa les yeux sur Valérie, elle s’arrêta net, fronçant des sourcils. Sa petite-fille lui faisait face, le magazine déployé sur les genoux, les mains croisées dessus, le regard planté bien droit dans celui de l’aïeule.
" Je sais que tu connais ce village parce que moi aussi, je le connais.
– Comment est-ce possible ?
– Maman possède un album de photos anciennes. J’y ai vu des enfants poser dans la cour de cette école, des hommes déblayer la neige devant la mairie, et le camion du boucher arrêté là, juste devant cette maison. " Valérie pointait son index sur l’image. C’était une bâtisse à un étage, aux volets terre de sienne. On distinguait deux fillettes assises sur les marches du perron. Elles se redressaient de toute leur petite taille devant l’objectif. Le photographe se situait trop loin pour reconnaître les traits des gamines.
Grand-mère contourna la table basse et vint s’asseoir à côté de Valérie. Elle tendit les mains. Valérie lui donna le journal. Grand-mère tourna les pages à l’envers pour revenir au début de l’article intitulé "Saint-Julien, le village de ma renaissance". Grand-mère suivait les lignes des yeux, en apparence. En réalité son regard était vague, comme si elle le promenait dans son rêve.
Valérie l’observait. Elle lui entoura les épaules de ses bras. Grand-mère ne sembla pas s’en apercevoir. Elle continuait son voyage intérieur. Ses mains caressaient les pages, s’attardant sur les photos, contournant les formes des arbres, du clocher, suivant les rives du canal. Quand elles atteignirent la dernière ligne, Grand-mère tourna la page. Et la promenade reprit au fil des mots.


Enfin, on arriva à la maison à un étage. Valérie posa sa main sur celle de sa grand-mère et se laissa emmener. Les deux petites filles attendaient sur les marches du perron. Grand-mère s’arrêta. Elle se tourna vers Valérie : « Elle s’appelle Régine. Le carnet n’est pas un carnet, ce sont les lettres qu’elle m’a écrites quand elle a été adoptée. C’est moi qui suis assise à côté d’elle ».

Danièle

vendredi 10 février 2012

Sur:Mozart Sonate pour piano en ut, K. 545 (1/2); 1er mouvement; Eschenbach

Les jupes des fillettes virevoltent, rires perlés, courses légères. Enchantement du jardin peuplé de jeux d’enfants, courant à travers les allées aux ombres mouvantes. Le ciel poudré diffuse une lumière joyeuse. Tous les oiseaux voletant çà et là, se répondent d’une branche à l’autre dans un pépiement sans fin.


Glissent les perles d’eau sur l’arc en ciel, une à une, deux par deux. Le bassin aux nénuphars frémit sous leurs baisers. Flic, et floc, flic et floc, flic et floc flic et floc.
Pas si vite !.. Attendez !.. Glissent les perles d’eau toutes ensemble du ciel de mars à peine humide jusqu’en bas sur le bassin. Jaillissent les gouttelettes en couronnes étincelantes autour de leurs sœurs venues de loin les surprendre. Giboulée.


Vite, vite, les enfants ! Petites jambes tricotez, sautillez. Cris et rires se bousculent sur le chemin de la maison. Cheveux mouillés, secoués autour des visages réjouis auréolent les regards d’une fantaisie moqueuse. Cavalcade sur les marches du perron. La porte s’ouvre. A l’abri, dépêchons ! Tous les pieds en désordre franchissent le seuil. Les fillettes pouffent, les yeux pétillent. Quelle aventure.
Vêtements épars sur le sol, laissés là, tout mouillés, froissés, abandonnés. La serviette moelleuse frictionne les dos, les ventres, les bras, les jambes. Quel plaisir ! Une robe propre et repassée, douce sur la peau, colorée aux teintes du printemps. Bonheur.


Les fillettes regardent le jardin à travers les carreaux. La pluie abreuve délicatement la terre, frappe doucement la vitre. Les gouttelettes, petites bulles irisées, cheminent en sinuant sur le verre. Le jardin prend des formes bizarres. Les oiseaux pépient d’allégresse, se désaltèrent aux flaques miroitantes. La pluie peu à peu cesse. Les fillettes, tranquilles, chuchotent en sourdine, assises côte à côte sur le tapis, devant la baie vitrée.


Danièle

jeudi 9 février 2012

Sur: Sonate au clair de lune (Beethoven)

Beethoven : sonate au clair de lune
Avance. Avance. Avance et monte, encore plus haut.
Je te rejoins, attends-moi. Regarde, je suis là. Près de toi.
La nuit s’étale à nos pieds.
Vole en bulle au-dessus des nuées.
Ecoute, la nuit chante. Les étoiles se poursuivent au firmament.
Suivons-les. Courons, courons. Ah ! Elles s’éloignent, malicieuses.
La nuit s’éteint peu à peu.
Une à une, les étoiles te saluent.
La lune sourit tendrement.
Le jour paraît.
Prends ma main. Rentrons.
La porte s’ouvre sur la vie.
Bonjour.

Danièle

mardi 10 janvier 2012

Lumière (inspiré par l'image du jeu de cartes Dixit Sté http://www.lapouleauxjeuxdor.com: l'enfant faisant des bulles sur la montagne)

En sifflotant, Romain, a franchi la longue distance qui sépare la vie d’en bas du rêve. Tous ses trésors tiennent dans son petit ballot accroché au bout du bâton. Son pas aérien l’a conduit jusqu’en haut des montagnes, là où s’étend le ciel, là où s’envole la lumière. Il marche gaiement. Le bout du chemin n’existe pas. Romain avance encore, plus haut, encore plus haut. Le jour salue la nuit dans une incandescence agressive, comme un dernier défi, avant de disparaître lentement, très loin, derrière l’horizon encore vert des rondeurs montagneuses. Les flots du torrent se sont assombris au creux de la vallée, dressant leurs pointes anxieuses vers le gouffre insondable des cieux noirs.

Romain, de son pas dansant, gravit la pente, le nez en l’air. Son ballot sautille avec lui au bout du bâton. Romain scrute l’immensité. Il observe. Le jour n’a pas dit son dernier mot. Un halo de feu s’étend encore là-bas, loin devant lui, accentuant le contraste des couleurs de la terre et du ciel. Orange, vert, c’est la lutte. Mais la nuit guette. Elle aspire le rougeoiement, l’absorbe en une spirale mauve, puis violette, et de plus en plus sombre pour la noyer dans son obscurité.
Romain s’arrête. Il attend. Le combat va bientôt prendre fin. Les ténèbres s’étalent et enferment la vie dans leurs voiles opaques. La terre s’éteint. On ne voit plus le torrent au fond de la vallée, mais on l’entend mugir. La nuit profonde enveloppe tout. Le ballot de Romain reste immobile au bout du bâton.

Romain lève le nez, attentif. Il sonde l’infini du néant... Il est patient… Il sait… Enfin, son regard croise le scintillement de la première étoile, tout au fond du firmament… Timide, une deuxième s’allume... Puis une troisième. Et les autres s’enhardissent. Et le ciel s’illumine ce soir et redonne ses couleurs à la Terre. Les flots du torrent se dressent alors du fond de la vallée vers l’espoir de lumière.

Romain s’assoit, prend son ballot sur ses genoux et l’ouvre. Il en tire sa fiole et sa paille. Le ballot retourne au bout du bâton. Romain saute sur ses pieds, se dresse sur ses petites jambes et trempe sa paille dans la fiole avant de la porter à la bouche. Puis, d’un souffle délicat, il libère les planètes de ses rêves. Transparentes, légères, les bulles magiques s’élèvent en tournoyant, accrochant les reflets des étoiles sur leurs parois limpides. Elles progressent sans hâte, sans encombre, se balançant au gré de leur fantaisie dans une danse vaporeuse, à la rencontre des astres de la nuit.
Dans l’immensité.

Danièle

mardi 3 janvier 2012

Il avait plu toute la nuit.


Dans ce pays-là, on meurt de chaud, on meurt de soif, pendant des semaines. Le vent souffle, et les nuages s’enfuient. Tout s’envole, la poussière de la terrasse, le sable de la plage. Mais le ciel reste clair. Armand m’avait prévenue : « Ici, tu choisis, ou il fait beau et il y a du vent, ou le vent s’arrête et il pleut ».

Hier soir, le vent avait soufflé à perdre haleine. Il s’élançait, tourbillonnait, se tordait en rafale, raclait les toits de ses tentacules déchaînés, s’écrasait au pied des murs et remontait de plus belle à l’assaut des maisons. Il courbait les cyprès de sa force effrayante, s’enroulait violemment autour des troncs. Les feuilles des platanes se débattaient dans la tempête, pauvres mains en désespoir. Chacun se hâtait de rejoindre sa maison. Le vent, de plus en plus furieux, rassemblait au-dessus de nos têtes des nuages immenses, qui se gonflaient d’eau, noircissaient en diables menaçants.

Brusquement, le ronflement du monstre cessa et le déluge, comme s’il attendait son tour en contenant sa colère, se déversa sur la ville. Les vannes du ciel avaient cédé, impuissantes à retenir l’écoulement irrésistible des eaux célestes. Un ruissellement sourd, continu, épais, enveloppait la cité. L’eau crépita d’abord sur le macadam, puis à la surface de la couche liquide qui montait peu à peu, remplissant les caniveaux, atteignant la hauteur des trottoirs, masquant toutes les aspérités, les trous, les dénivelés, les marches. La pluie dura toute la nuit. Parfois, on l’entendait s’éloigner, puis elle revenait, précédée du son monocorde de son écoulement.

Au réveil, nous découvrîmes un spectacle insolite. L’eau ne s’était pas retirée, bien au contraire: elle s’étalait sur toute la largeur de la rue. Nous habitions soudain au bord d’un étang qui s’étirait entre les immeubles. Les arbres qui le bordaient s’y réfléchissaient sur fond de ciel clair. La fureur déployée la nuit avait laissé la place au calme serein d’un matin d’automne.

On oubliait de penser qu’il était impossible de sortir de chez soi.

Danièle