Julien se tourne
et se retourne dans son lit. Son rêve s’estompait lentement. Il se voyait
courir sur un chemin montant vers un arbre dont les branches se balançaient
doucement dans un vent léger. C’était dur, mais Julien avançait, le souffle
régulier, le pas sûr. Arrivé à destination, le soleil surgit derrière l’arbre
et le réveilla complètement. On lui a proposé de visiter aujourd’hui un trois-pièces
qui correspond exactement à ce qu’il souhaitait pour démarrer une nouvelle vie
avec Sandrine et Clément, le fils de celle-ci. Demain, ils iront ensemble le
voir. S’il plaît à son amie, une véritable mutation s’opérera dans son existence.
Il est à la fois heureux et impatient. Pourtant, il ne peut réprimer, tout au
fond de son esprit, une pointe sournoisement
douloureuse d’incrédulité. Un tel changement lui semble irréel étant
donné le chemin tortueux qu’il avait suivi jusqu’à présent.
Etudes en
faculté. Pourquoi ? Pour habiter dans la même ville que Rémy. Comme
argument, il y avait certainement plus judicieux. Ses parents avaient pourtant
suggéré d’autres options, mais on sait très bien que les parents ne sont pas de
bons conseilleurs. Une année, puis deux, et enfin un DEUG d’anglais. Rémy avait
quitté la ville pour se spécialiser dans son domaine. La motivation de Julien
pour les études s’était alors flétrie aussi vite qu’un coquelicot coupé.
« Marre des
études. Je veux gagner ma vie. » Des petits boulots s’étaient succédés.
Les galères aussi. Les copines ne s’étaient pas attardées longtemps.
Et puis un jour,
après une longue phase d’inactivité et de déboires multiples, Tony l’avait
appelé. C’était le compagnon des jours d’enfance, des bêtises sans gravité, des
découvertes d’adolescents, des débuts équestres. Ils s’étaient perdus de vue
quelques années, avant de se retrouver durant quelques mois. Puis de nouveau la
vie les avait séparés dix ans.
– Si tu veux,
j’ai quelque chose pour toi. Au début, tu logeras chez moi et puis, quand
ça commencera à rouler, tu t’installeras.
Les copains et la
famille consultés lui conseillèrent de se renseigner davantage.
Rémy était
sceptique.
– Comment se
fait-il qu’il te retrouve aujourd’hui ?
– Le hasard…
– Je ne crois
pas au hasard. Si tu veux mon avis, il cherche un pigeon.
– Mais non. Je
connais Tony. C’est un gars sérieux.
Julien avait
bouclé ses valises, résilié son bail et pris la route.
Il avait trouvé
que les débuts traînaient en longueur. Rien de précis ne se dessinait. Tony
l’avait prévenu qu’il devait d’abord observer les méthodes de travail. On lui
confia quelques missions qu’il mena à bien. Rien de plus. Julien s’impatienta,
conscient de la précarité de sa situation.
Tony possédait
des chevaux qu’il donnait en pension aux écuries Confian. Il avait présenté Julien
et lui avait obtenu quelques heures de monte contre des travaux d’entretien des
animaux et des boxes. Mais la cohabitation, d’abord agréable, avait trop duré.
Les esprits avaient commencé à s’échauffer.
Jusqu’à ce jour
maudit.
Julien en revoyait
tous les évènements, il en ressentait encore la violence.
L’horreur, la
foudre. Les oiseaux avaient surgi du buisson. La jument s’était cabrée. Ses
sabots avaient glissé sur le chemin durci par la sécheresse. Le paysage avait
basculé, le ciel avait tourné autour de lui. Le premier choc : le contact
brutal du sol. Le deuxième, fracassant : la masse déséquilibrée de la
jument s’abattait sur lui. Effroi.
Elle s’était
relevée aussitôt et était partie. Il avait hurlé.
Tout son corps
irradiait la douleur. Pendant la chute, il avait senti la mort le frôler. Elle
s’était éloignée. Puis il pensa à la paralysie. Il remua les mains, puis les
pieds. Il fut soulagé de constater leur mobilité. Il tenta de se redresser. Ses
jambes refusèrent de le soutenir et une explosion de douleur l’écrasa au sol.
Il haletait. Ne plus bouger. Mais sa position était si intolérable qu’il dut la
modifier, non sans une extrême difficulté, tellement il souffrait. Finalement, c’était
sur le ventre que la douleur était presque supportable. Alors, il mesura sa chance. Le pire n’avait
pas eu lieu. Il ressentit une immense gratitude envers le sort qui ne l’avait
pas totalement abandonné.
Et l’attente
avait commencé.
L’esprit de Julien
ne cessait de faire défiler les deux heures précédentes en boucle. La douleur,
aigüe, taraudante, exacerbait sa colère. Il avait eu une violente altercation
avec Tony quand il avait enfin compris ce qu’on attendait de lui.
– La société a
besoin d’expansion. Il nous faut de nouveaux clients. Je te propose de les
démarcher.
– OK. Alors, sur
quelle base travaillerons-nous ?
– On ne
partirait pas sur une base fixe, mais sur une rémunération à la
commission.
–
C’est-à-dire ?
– Pour chacun
des nouveaux clients, tu recevras trois cents euros puis vingt pour cent du
bénéfice réalisé sur leurs commandes.
– Et pour les
indemnités de transport ?
– Tu vas
commencer sur Paris, avec une carte de RER ça ne te fera pas beaucoup de frais.
– Mais nous ne
sommes pas à Paris, ici. Je vais devoir prendre le train. Il me faut au moins
un abonnement ou une indemnité globale.
– En fait, je
n’ai pas les moyens d’engager des employés, ça me ferait trop de charges.
Alors, il faudrait que tu prennes le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir
encaisser les commissions. Et si tu habites en ville, cela te sera plus
commode.
– Mais, depuis
que je suis ici, tu m’as confié quelques missions que tu ne m’as même pas
rémunérées…
– C’est normal,
puisque je te loge.
– Comment je
fais pour avancer une caution et un loyer ?
– Ça, c’est ton
problème.
Julien avait
claqué la porte. Rémy avait raison. Tony voulait se servir de lui. Sa
proposition n’était qu’une chimère. Il était bien le pigeon. Il aurait dû faire
ses valises et partir d’ici immédiatement. Au lieu de cela, il s’était rendu
aux écuries. Il avait pensé qu’une balade le calmerait avant de prendre la
route. Il demanda à seller Fallone.
– Elle est
nerveuse aujourd’hui, le prévint Vincent, le moniteur.
– Je suis déjà
sorti avec elle, on se comprend.
– Comme tu
voudras…
Julien perçut
une présence.
Le paysan
s’était approché.
– Quelle
chute ! Je vous ai entendu crier depuis mon champ. J’ai appelé les
pompiers. Ils arrivent. Ne bougez surtout pas.
Il restait près
de Julien. Les cavaliers empruntaient souvent ce chemin. Il avait l’habitude de
les voir. Il ne les entendait pas en général car le bruit de leurs pas était
couvert par le grondement du moteur de son tracteur. Mais cette fois, le
hurlement l’avait fait sursauter. Le temps de regarder dans sa direction, il
n’avait pu qu’apercevoir le cheval s’éloigner au galop. Il ne s’était pas
inquiété de cela : ils rentrent toujours à l’écurie dans ces cas-là. Il
tenait compagnie au jeune homme.
– C’est un
cheval des écuries Conflan ?
Julien oubliait
un peu sa souffrance. La présence du paysan atténuait son angoisse.
– Oui,
répondit-il. C’est une jeune jument très peureuse. Elle a été surprise par
l’envol des oiseaux.
Le paysan
n’était pas étonné.
– Le printemps
les rend imprévisibles. Certains sont très joyeux, d’autres inquiets. Mais le
résultat est souvent le même. Il devient difficile de les encadrer. Vous
n’êtes pas le premier à qui cela est arrivé sur ce chemin. Mais une chute comme
celle-ci, je n’en ai guère vu. Les secours ne devraient pas tarder.
Julien s’excusa
de lui faire perdre son temps, mais le temps du paysan est celui de la Nature.
– La météo
s’annonce clémente ces jours prochains. Je ne suis pas à deux heures près.
Le calme de cet
homme apaisait Julien.
Calme, sérénité.
Voilà ce qu’il devrait cultiver. Il s’était trop laissé dominer par ses
impulsions. Du plus loin qu’il se souvenait, elles ne lui avaient jamais rien
apporté de positif. Des coups de tête sans suite, ou à conséquences
désastreuses, suivies de longues périodes de léthargie. Cette fois, la facture
était très élevée.
Quand
arriveraient les secours ? Et ensuite, quelle opération ? Quelle
rééducation ? Combien de temps ? C’étaient les seuls projets
envisageables. L’avenir se résumait aux heures prochaines. Ne pas pleurer sur
son sort : cela aurait pu être encore plus grave.
Pour le moment,
seule l’immobilité lui était permise.
Il sentait la
présence tranquille du paysan. Les gens de la Terre sont ancrés dans la
réalité, ils se soumettent à la Nature, à ses lois, à son rythme. On ne change
pas le cours des choses. Parfois l’on doit attendre. Quand la Nature s’endort,
nul ne peut avancer son réveil, elle seule décide du moment. En revanche, l’on
doit rester attentif et vigilant, observer les signes qu’elle envoie, se tenir
prêt à répondre. Parfois, elle s’emballe. Alors, le paysan doit accélérer le
travail, redoubler d’efforts et de courage. Il doit rester en phase avec elle.
Il doit s’adapter à ses humeurs, sans les juger, sans s’énerver, mais sans
baisser les bras. C’est cela la vie du paysan.
Vincent les avait rejoints. Il ne fit aucun
commentaire, demanda seulement comment il se sentait, le rassura sur la suite
des évènements. Il connaissait cela : il était déjà tombé quatre fois de
cheval. Il s’était cassé et on l’avait réparé. Parfois, il lui avait fallu
beaucoup de patience, mais il avait toujours retrouvé l’usage parfait de ses
membres. Julien écoutait l’homme qui lui parlait. Ne pas perdre le moral,
supporter la douleur. Vincent savait les mots et les silences. Julien les reçut
comme un baume sur ses plaies, celles du corps et aussi celles de l’âme. Il
avait longtemps erré dans les méandres de l’existence, à chercher son point
d’ancrage. Il ne l’avait pas encore trouvé cette fois. Aujourd’hui, il se
sentait totalement impuissant. Quand sa blessure cicatriserait-elle ?
Quand pourrait-il reprendre le cours de sa vie ? De quelle vie ?
Julien
s’interdit de poursuivre ses divagations sur cette voie. La vie, justement, ne
l’avait pas quitté. C’était le principal.
Une sirène se
rapprochait. Il redressa la tête. Aïe, la douleur sous-jacente éclata en
fulgurance hurlante. Elle surgissait à la moindre respiration un peu ample, au
moindre geste. « Tant qu’on a mal, c’est qu’on est vivant. » Il avait
déjà entendu sa mère dire cela. Julien essaya de relativiser. Il devina sa
blessure très sérieuse mais guérissable. L’instant était difficile à supporter.
Il passerait. Tout passait. Mais de toute évidence, rien ne serait plus pareil.
Les secours
étaient arrivés. Les pompiers descendirent de la voiture. Leur médecin examina Julien.
Il vérifia que l’essentiel était épargné. Rassuré, il se fit aider pour
retourner le blessé et l’installer sur le brancard. Julien entendit les
morceaux de son bassin disloqué glisser les uns sur les autres. Sensation
inattendue : douleur extrême, et, paradoxalement, soulagement, comme si
quelque chose s’était replacé naturellement. On lui injecta de la morphine.
Le paysan et
Vincent lui souhaitèrent un bon rétablissement.
Les portières
closes, le véhicule se mit en mouvement. Julien, bloqué dans le matelas
immobilisateur, ne sentit pas les cahots du chemin. La morphine commençait à
faire effet. Tout s’estompa. Il flottait dans un univers cotonneux. La
souffrance, l’angoisse, tout disparaissait. Ses paupières, lourdes,
s’abaissaient. Il se laissa emporter.
A l’hôpital, le
temps s’écoula très lentement. Opération, observation, rééducation. Trois mois.
Trop longtemps.
Enfin, il
récupéra ses affaires chez Tony et revint à son point de départ.
Julien soupire,
se cale sur l’oreiller et s’endort.
Dix-sept heures.
Julien fait signe au gamin qui sort de l’école.
« Dépêche-toi,
Clément, nous allons prendre ta maman et nous visiterons tous les trois
l’appartement qu’on nous propose.
– Alors ça y
est, on va habiter avec toi ?
– Si
l’appartement nous plaît et si ta maman est d’accord, en effet.
– Chouette,
c’est trop cool ! »
Julien, tenant la portière de sa voiture
y fait entrer le bambin, veille à ce qu’il boucle sa ceinture et, s’étant
lui-même installé au volant, démarre. Voilà une nouvelle aventure, pense-t-il.
Toutes les
aventures qu’il avait déjà vécues..! Sans sortir de l’hexagone, certaines,
parmi les dernières eurent un entêtant parfum d’exotisme.
Malgré les soins
après l’accident, il n’avait pas totalement récupéré sa mobilité, et des
élancements, sur fond de douleur sourde et persistante, l’empêchaient de dormir
et le gênaient dans ses mouvements. Sans parler de la fatigue, de
l’essoufflement au moindre effort. Alors, la marijuana était devenue sa
béquille, fragile et chancelante.
S’extraire de ses
vapeurs ensorceleuses ne fut pas chose facile. L’attrait de la plane, cette
sensation de légèreté, d’irréel, était puissant. Surtout que Julien cherchait
justement à s’échapper de la réalité. Son travail de plongeur au Pub de
l’Horloge, accepté dans l’urgence, faute de mieux, n’était pas ce qu’on
pourrait qualifier d’épanouissant. Pourtant c’était un début. Mais il y avait
la douleur. Douleur du corps, douleur du cœur. Rancœur. Lancinante. Fatigue
sourde. Déprime. Rencontres douteuses, copains sympas mais… Ensemble, ils se
berçaient d’une douce euphorie, souriant béatement aux chimères de leur
imagination enfumée.
Les volutes du
cannabis anesthésiaient momentanément sa carcasse endolorie, embrumaient de
leurs vapeurs perfides son esprit désemparé, enrobaient ses propos évasifs
d’une douceur factice. Divagation à
travers un ailleurs illusoire. Rêve artificiel.
Mais un soir en
rentrant chez lui, il sut parfaitement que le costume noir à képi porté par un personnage
lui intimant l’ordre de s’arrêter sur le bas-côté n’était pas le fruit de ses délires
habituels. Brusquement ramené dans le domaine
du tangible, il fut condamné à une somme bien concrète de deux cent
cinquante euros, destinée à un stage de deux jours de sensibilisation aux
conséquences désastreuses de la consommation de substances illicites. Le trou
que cela constitua dans son minuscule budget, assorti de la perte du salaire de
deux jours ne fut pas une illusion. Il dut resserrer sa ceinture d’un bon cran
durant les semaines qui suivirent, et pratiquer la marche à pied en attendant
de récupérer son permis de conduire six mois plus tard.
Quelle descente
aux enfers !
A cette évocation,
Julien fronce les sourcils.
–
Qu’est-ce que tu as, Julien ? On dirait que tu es fâché.
Il regarde, dans
le rétroviseur, le gamin qui l’observe.
– Rassure-toi,
répond-il en lui adressant un clin d’œil. Tout va bien. Regarde, ta maman nous
attend déjà, là, juste devant le kiosque à journaux.
L’agent
immobilier les conduit au deuxième étage d’un immeuble bien entretenu et les
invite à entrer.
– Vous serez
satisfaits : je vous ai déniché le trois-pièces qui réunit tous vos
critères.
En effet, l’appartement
correspond exactement à ce qu’ils recherchaient : lumineux, fonctionnel,
propre. Julien se tourne vers Sandrine, les yeux pétillants.
– Qu’en
penses-tu ?
La jeune femme
refait le tour des pièces, ouvre et ferme à nouveau les portes des placards,
son regard balaye lentement les murs, les plafonds, revient sur les fenêtres.
Finalement, elle s’approche de Julien, le fixe longuement.
– Je crois que
j’aimerai vivre ici, dit-elle dans un sourire.
– Super, s’écrie
Clément. On va être bien ici !
– Quand nous
serons installés, nous pendrons la crémaillère, déclare Sandrine. Nous
inviterons ma sœur, tes frères, mes amies Bénédicte et Sophie, et Rémy.
Rémy..! Quand il
avait appris les conclusions du tribunal, il s’était fâché. Tout rouge. Il l’avait
secoué de toute la force de son amitié. Il avait ouvert les vannes de sa colère
et dans un flot bouillonnant d’exclamations et d’injures, il l’avait tancé
rageusement. Il avait conclu :
– Ça suffit !
Tu fonces dans le mur ! Je vais te montrer, moi, la vraie vie !
Chaque jour, il
l’avait emmené marcher au bois. Au début, cela fatiguait énormément Julien. Peu
à peu, le rythme s’était accéléré. Ils avaient fini par courir. Il a retrouvé
un souffle profond, régulier, efficace.
Sandrine courait
sur le même parcours qu’eux. Le trio s’était formé. Julien avait trouvé un attrait
nouveau à son entraînement. Le regard confiant de Clément lui avait réchauffé
le cœur. Il lui avait alors fallu construire pour inviter Sandrine dans sa vie,
construire pour capter la confiance de Clément. Il avait présenté plusieurs
concours. Il avait réussi : fonctionnaire territorial.
Sans la sainte
colère de Rémy, où serait-il aujourd’hui ?
Julien frémit.
– Qu’as-tu ?
Demande Sandrine. Tu as sursauté.
– Ce n’est rien.
J’étais dans mon mauvais rêve.
– Ce n’est pas
un mauvais rêve. C’est un mauvais souvenir. Et les souvenirs appartiennent au
passé. Dans quelques jours, les cartons que nous aurons remplis chacun de notre
côté, nous les déballerons ensemble, puis, nous ferons la fête.