Les soirées, à l’appartement que je louais avec
Aurélie, étaient remplies de musique et de copains venus partager une heure, un
verre, un repas ou plus... C’était l’occasion de discussions sans fin sur le
relief du temps ou la couleur des opinions. Ils apportaient souvent de quoi se sustenter
et se désaltérer, même si notre frigo contenait toujours l’essentiel. Il y
avait Vivien, Béatrice, Anne-Lise, Hugo et quelques autres. Tout le monde
s’installait autour de la table du salon qui se couvrait alors de gourmandises
salées ou sucrées apportées par les convives et dans lesquelles on piochait à
son gré jusqu’à épuisement. Les conversations commençaient par des sujets très
sérieux : intellectuels, philosophiques, culturels, sociétaux, bref, on reconstruisait
un monde meilleur — enfin, les avis étant très divers, je ne sais pas à partir
de quand et selon quels choix il serait réellement meilleur. Le ton se faisait
docte ou passionné, chacun détenant sa vérité. Puis, l’alcool allégeait
l’ambiance et les anecdotes cocasses s’enchaînaient, ainsi que les
plaisanteries plus ou moins fines.
Aurélie avait le don de maintenir une atmosphère
conviviale ; elle savait relancer une discussion en passe de s’éteindre,
ou ramener ses invités vers des climats plus doux quand les esprits
commençaient à s’échauffer.
Cette animation quasi quotidienne m’avait d’abord
surprise, mais j’y avais finalement pris goût.
Aurélie était une collègue avec qui j’avais
immédiatement sympathisé. Nous grignotions notre sandwich assises côte à côte
sur un banc du jardin public situé juste en face de la banque qui nous
employait. Une ou deux fois par semaine, nous poursuivions la journée à la
terrasse d’un café ou au cinéma. Jusqu’au jour où elle m’a fait part d’une
trouvaille incroyable : un appartement à deux pas du travail, lumineux, au
cinquième étage d’un immeuble à la jolie façade haussmannienne, et donc doté de
son balcon. Mais voilà, il lui fallait trouver une colocataire pour réduire le
coût du loyer, et surtout se sentir moins seule dans ce grand trois pièces.
Après une visite enthousiasmante, je signai le contrat de colocation.
Tantôt bercée par la mélodie joyeuse des voix de
nos visiteurs, tantôt partie prenante d’un vif débat, j’appréciais beaucoup ce
bouillonnement d’idées et de bons mots, ces envolées extrêmes et ces franches
rigolades.
Une ou deux fois Vivien était arrivé, accompagné
de Jean-Paul.
Je détestais Jean-Paul. Dès qu’il s’asseyait sur
notre canapé, il monopolisait la parole. Il savait tout sur tout, avait
rencontré quantité de gens importants, connaissait les lieux branchés, avait
pratiqué le tennis, l’aviron, le golf, la voile…
Un vendredi, pendant que nous rangions
l’appartement, Aurélie remarqua :
— Tu parais fatiguée.
Sans vouloir m’appesantir là-dessus, sachant
qu’une nuit réparatrice serait le meilleur remède, je ne relevai pas. Elle
insista.
— C’est vrai qu’il y a eu du bruit, et que nous
avions deux personnes de plus que d’habitude, mais nous avons passé une bonne
soirée, non ?
— M’ouais…
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
—
C’est ce Jean-Paul… Il m’agace un peu.
— Un peu ? et c’est ce qui te rend aussi
morose ?
— Bof, ce n’est rien. D’ailleurs, il ne vient pas
souvent.
— C’est vrai et c’est dommage car je le trouve
tellement intéressant.
— Intéressant ! Hâbleur, plutôt !
En disant cela, je heurtai le bord de l’évier avec
la pile d’assiette.
— Eh ! Ne casse pas la vaisselle !
— Justement, la vaisselle. Parlons-en. On pourrait
envisager de se faire aider avant que tout le monde ait disparu, non ?
—
Ce n’est pas grave, on a vite fait à nous deux.
— Oui, mais chaque fois c’est pareil : il n’y
en a pas un qui se proposerait.
Aurélie rangeait les petits fours apportés par
Béatrice dans une boîte afin de les conserver au frigo.
— Ils étaient délicieux ces gâteaux, dit-elle en
léchant le bout de ses doigts couverts de sucre glace. Et la salade d’Hugo
était copieuse. Finalement, chacun nous a gâté.
— Sauf Jean-Paul.
—
Tu sais bien que Vivien l’a rencontré en venant
ici.
— Comme par hasard. Un pique-assiette, voilà comment
je le qualifie, moi.
Et la pauvre porte du lave-vaisselle n’a pas
compris pourquoi elle était traitée aussi brutalement.
— Tu exagères. Ce n’est que la deuxième ou la
troisième fois qu’il vient.
— Qu’est-ce que vous lui trouvez tous à ce
Jean-Paul à la fin ? Vous êtes tous béats devant lui. Je ne vois pas
pourquoi.
— Il a toujours des anecdotes surprenantes à
raconter.
— Il a surtout un bagout qui ne me plaît guère. Et
d’abord, d’où il sort celui-là, hein ?
Aurélie posa l’éponge avec laquelle elle venait
d’essuyer la table et s’appuya contre l’évier. Elle se grattait la tête.
— Je ne sais pas trop. Il me semble qu’il est
partenaire de tennis de Vivien de temps en temps.
— Oui, et alors ? C’est pas une situation,
ça. Il a un métier ? Il étudie quelque chose ? On sait si ce qu’il
nous raconte est véridique ? Comment il connaît ces gens et ces endroits
chics ? Il bluffe ? C’est un gigolo ? Il ne m’inspire pas
confiance. J’aimerais mieux ne plus le voir ici. Je vais en toucher deux mots à
Vivien dès que possible.
Sur ce, je me dirigeai vers ma chambre, mais
Aurélie me retint par le bras. Sidérée par ce geste inattendu, je me retournai
vers elle.
— Je ne vois aucune raison de lui interdire notre
porte. C’est apparemment un copain de Vivien et à ce seul titre, il est
bienvenu ici.
Le ton était péremptoire. Que cachait ces
mots ?
— Je ne suis pas sûre que Vivien et lui soient
réellement proches, repris-je. J’ai eu l’impression qu’il était plutôt gêné de
nous l’imposer. Et j’ai remarqué qu’il était beaucoup plus cool quand il venait
seul. Ce soir, il était complètement coincé ; il n’a presque pas parlé.
— Tu te racontes des salades. Vivien était comme
d’habitude et moi j’étais très contente de voir Jean-Paul.
Nous y étions donc. Jean-Paul avait charmé
Aurélie, mais comment, et pourquoi ? Ma copine n’était pourtant pas
facilement influençable. Je ne lui connaissais pas d’amoureux. Elle affirmait
d’ailleurs souvent se méfier des hommes.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? m’étonnai-je. Je
ne te reconnais pas ce soir.
Elle sembla embarrassée. Que me cachaient-ils,
elle et Vivien ? J’étais fatiguée et peu curieuse de connaître la vérité
ce soir. J’entrai dans ma chambre sans un mot et refermai la porte.
Le lendemain, nous partagions le petit-déjeuner
dans la cuisine, apaisée par une bonne nuit de sommeil. Aurélie aborda le sujet
qui nous avait divisées la veille.
— Il faut que tu saches : Jean-Paul n’est pas
le copain de Vivien. Je les ai rencontrés un jour ensemble à la piscine.
Jean-Paul m’a tout de suite plu. Il est tellement à l’aise, il sait tellement
de choses. Vivien avait l’air de le connaître. Ils avaient échangé quelques
balles sur un cout de tennis, m’a-t-il dit. Je lui ai demandé de l’amener chez
nous.
— Voilà donc l’explication ! Serais-tu
amoureuse ?
— Je ne crois pas, mais il a l’air de fréquenter
du beau monde, et j’aime sa conversation, on apprend plein de choses avec lui.
Il doit avoir une vie passionnante.
Décidément, je ne comprenais pas ce que cherchait
ma copine avec ce garçon, et je m’inquiétais pour elle.
— Ne t’emballe pas, lui conseillai-je. Apprends
d’abord à le connaître. Au besoin, fais ta petite enquête.
— Quelle défaitiste tu fais !
s’exclama-t-elle.
Mais elle riait. Nous retrouvions notre
complicité.
Quelque temps après, je fus invitée par ma cousine
Elise qui fêtait son anniversaire. C’était la branche fortunée de la famille.
Ils habitaient un appartement cossu dans le XVème. Simples, ils invitaient chez
eux des gens sympathiques, venus de d’horizons divers. Chaque année, je passais
la moitié de l’été avec elle dans leur propriété normande. Nous avions le même
âge et nos mères, cousines germaines, étaient inséparables depuis leur enfance,
même si l’une, avocate, avait épousé un notaire, tandis que l’autre, professeur
de math, vivait avec un ingénieur salarié chez un constructeur automobile. J’avais
revêtu ma robe la plus chic : unie, bien coupée. Un sautoir très tendance,
coup de cœur que je m’étais offert dernièrement, complétait ma tenue.
Lorsque je sonnai à la porte, un employé
m’introduisit et m’annonça. Elise m’accueillit à bras ouverts et nous
échangeâmes une chaude accolade, heureuses de nous retrouver. Puis elle
m’entraîna au centre du salon.
— Viens, il faut que tu rencontres ma nouvelle
prof de musique. Elle est jeune, formidable et très drôle. Toi aussi, je suis
sûre que tu vas la trouver super. Mais tu dois avoir soif. Jean-Paul avez-vous
un tonic bien frais s’il vous plaît ? demanda-t-elle au serveur qui
passait près de nous, chargé d’un plateau.
— Non, je n’en ai plus, mais je reviens de suite
vous l’apporter, répondit Jean-Paul, son sourire inoxydable aux lèvres.
Un peu plus tard, le voyant désœuvré près du
buffet, je l’abordai.
— Quelle surprise !
Il me regarda sans perdre son assurance.
— Ah ! Bonsoir. Le monde est petit. Comme
vous le constatez, je suis serveur ; je fais les extras dans les
réceptions et j’adore mon métier.
Perplexe et amusée, je m’interrogeais sur la
manière dont j’allais annoncer la chose à Aurélie. Et comment elle allait
réagir.