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mercredi 13 octobre 2021

Chez le petit homme en blouse grise

 
Entrer dans cette caverne d’Ali Baba excitait toujours ma curiosité, comme si l’accès à ce lieu relevait d’une sorte d’aventure. C’était un espace tout en longueur éclairé d’un néon à la lumière froide et strictement utile ; on y entrait par l’un des petits côtés de ce grand rectangle et l’on en sortait par la même porte. Une fois à l’intérieur, le regard se perdait tout au fond, par-dessus de grands sacs et des cartons empilés dans un ordre qu’on avait voulu adapté tant bien que mal à leurs formes et à leurs dimensions. Un immense comptoir occupait presque toute la longueur, ne laissant à chaque extrémité que le passage d’une seule personne à condition que celle-ci s’y engageât de profil et ne possédât pas un ventre trop proéminant. Ce comptoir était fermé au-dessus par des rabats vitrés exposant et protégeant à la fois les articles les plus précieux du magasin.

Généralement, plusieurs clients attendaient leur tour derrière celui qui se faisait servir à ce moment-là. Il était intéressant d’observer ce que chacun était venu y chercher. Cela allait de cinq cents grammes de pointes à tapisser, à une savonnette et du shampooing, en passant par deux mètres de toile cirée ou un gros pot de colle à tissu. Derrière le comptoir, des étagères cloisonnées en cases de différents volumes montaient jusqu’au plafond depuis un meuble à multiples tiroirs. Chaque compartiment ouvert ou fermé était étiqueté.

J’attendais mon tour sans impatience tant le ballet du petit homme en blouse grise derrière son immense comptoir valait à lui seul le déplacement. Il semblait glisser d’un bout à l’autre, ouvrant un tiroir, se retournant et étendant le bras vers une case située derrière lui. Il déposait l’article demandé devant le client, renseignait celui-ci sur ses qualités ou sur son bon usage, notait son prix sur une des feuilles volantes empilées devant lui, effectuait ses additions, les vérifiait sur sa caisse enregistreuse dont le tiroir s’ouvrait automatiquement avec un bruit de sonnette ; on le payait en espèces.

On pouvait lui demander presque tout ce qui n’était pas alimentaire ou vestimentaire. Si on ne savait pas exactement ce qui résoudrait un problème d’entretien, de décoration ou de réparation, il suffisait de lui décrire ce que l’on souhaitait faire pour qu’il propose le produit miracle ou l’objet indispensable. Dès que l’article désiré était identifié, le petit homme en blouse grise se dirigeait immédiatement et sans aucune hésitation vers son emplacement.

La fantaisie semblait exclue de cet univers rigoureusement ordonné car la plus grande partie des marchandises relevait de l’entretien ou du bricolage. Enfin, quand je dis bricolage… certains artisans qui ne trouvaient leur bonheur que dans l’antre du petit homme en blouse grise me reprendraient vertement pour ce vocable très mal choisi pour parler de leur art ! Car colle, produits nettoyants, dissolvants, protecteurs, couvrants, outils spécifiques pour serrer, visser, limer, percer, scier, découper, mesurer petites ou grandes longueurs, rouleaux adhésifs, de fil de fer, de fil électrique, clous, vis, boutons de tiroirs, interrupteurs, douilles, ampoules, piles etc qui leur étaient utiles dans l’exercice de leur métier se trouvaient à coup sûr chez le petit homme en blouse grise ; au besoin, il était possible d’en commander en quantité.

Et pourtant ! On rencontrait aussi, dans cette caverne, des dames, jeunes ou moins jeunes, choisissant un fard à paupière ou demandant le nouveau parfum d’une marque connue, des ados réclamant le gel superstrong indispensable à la bonne tenue de leur crête alors à la mode, des enfants accompagnant les adultes et attirés par des pistolets à eau ou des baudruches, des personnes en quête d’un coffret original ou d’une petite lampe de chevet. Le petit homme en blouse grise, sérieux mais courtois soulevait alors les vitrines de son comptoir pour en extirper les articles les plus précieux.

Chaque fois que j’entrais dans la droguerie-quincaillerie de monsieur Desloges, ma curiosité n’était jamais déçue car j’y découvrais toujours un objet dont j’ignorais l’existence et c’était pour moi un émerveillement devant une telle quantité de choses, certaines minuscules, d’autres plus volumineuses, toutes rangées minutieusement, évidemment répertoriées avec soin, dont la gestion me semblait un exploit.

lundi 11 octobre 2021

Désaccord

Les soirées, à l’appartement que je louais avec Aurélie, étaient remplies de musique et de copains venus partager une heure, un verre, un repas ou plus... C’était l’occasion de discussions sans fin sur le relief du temps ou la couleur des opinions. Ils apportaient souvent de quoi se sustenter et se désaltérer, même si notre frigo contenait toujours l’essentiel. Il y avait Vivien, Béatrice, Anne-Lise, Hugo et quelques autres. Tout le monde s’installait autour de la table du salon qui se couvrait alors de gourmandises salées ou sucrées apportées par les convives et dans lesquelles on piochait à son gré jusqu’à épuisement. Les conversations commençaient par des sujets très sérieux : intellectuels, philosophiques, culturels, sociétaux, bref, on reconstruisait un monde meilleur — enfin, les avis étant très divers, je ne sais pas à partir de quand et selon quels choix il serait réellement meilleur. Le ton se faisait docte ou passionné, chacun détenant sa vérité. Puis, l’alcool allégeait l’ambiance et les anecdotes cocasses s’enchaînaient, ainsi que les plaisanteries plus ou moins fines.
Aurélie avait le don de maintenir une atmosphère conviviale ; elle savait relancer une discussion en passe de s’éteindre, ou ramener ses invités vers des climats plus doux quand les esprits commençaient à s’échauffer.

Cette animation quasi quotidienne m’avait d’abord surprise, mais j’y avais finalement pris goût.

Aurélie était une collègue avec qui j’avais immédiatement sympathisé. Nous grignotions notre sandwich assises côte à côte sur un banc du jardin public situé juste en face de la banque qui nous employait. Une ou deux fois par semaine, nous poursuivions la journée à la terrasse d’un café ou au cinéma. Jusqu’au jour où elle m’a fait part d’une trouvaille incroyable : un appartement à deux pas du travail, lumineux, au cinquième étage d’un immeuble à la jolie façade haussmannienne, et donc doté de son balcon. Mais voilà, il lui fallait trouver une colocataire pour réduire le coût du loyer, et surtout se sentir moins seule dans ce grand trois pièces. Après une visite enthousiasmante, je signai le contrat de colocation.

Tantôt bercée par la mélodie joyeuse des voix de nos visiteurs, tantôt partie prenante d’un vif débat, j’appréciais beaucoup ce bouillonnement d’idées et de bons mots, ces envolées extrêmes et ces franches rigolades.

Une ou deux fois Vivien était arrivé, accompagné de Jean-Paul.

Je détestais Jean-Paul. Dès qu’il s’asseyait sur notre canapé, il monopolisait la parole. Il savait tout sur tout, avait rencontré quantité de gens importants, connaissait les lieux branchés, avait pratiqué le tennis, l’aviron, le golf, la voile…

 

Un vendredi, pendant que nous rangions l’appartement, Aurélie remarqua :

— Tu parais fatiguée.

Sans vouloir m’appesantir là-dessus, sachant qu’une nuit réparatrice serait le meilleur remède, je ne relevai pas. Elle insista.

— C’est vrai qu’il y a eu du bruit, et que nous avions deux personnes de plus que d’habitude, mais nous avons passé une bonne soirée, non ?

— M’ouais…

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

   C’est ce Jean-Paul… Il m’agace un peu.

— Un peu ? et c’est ce qui te rend aussi morose ?

— Bof, ce n’est rien. D’ailleurs, il ne vient pas souvent.

— C’est vrai et c’est dommage car je le trouve tellement intéressant.

— Intéressant ! Hâbleur, plutôt !

En disant cela, je heurtai le bord de l’évier avec la pile d’assiette.

— Eh ! Ne casse pas la vaisselle !

— Justement, la vaisselle. Parlons-en. On pourrait envisager de se faire aider avant que tout le monde ait disparu, non ?

   Ce n’est pas grave, on a vite fait à nous deux.

— Oui, mais chaque fois c’est pareil : il n’y en a pas un qui se proposerait.

Aurélie rangeait les petits fours apportés par Béatrice dans une boîte afin de les conserver au frigo.

— Ils étaient délicieux ces gâteaux, dit-elle en léchant le bout de ses doigts couverts de sucre glace. Et la salade d’Hugo était copieuse. Finalement, chacun nous a gâté.

— Sauf Jean-Paul.

   Tu sais bien que Vivien l’a rencontré en venant ici.

— Comme par hasard. Un pique-assiette, voilà comment je le qualifie, moi.

Et la pauvre porte du lave-vaisselle n’a pas compris pourquoi elle était traitée aussi brutalement.

— Tu exagères. Ce n’est que la deuxième ou la troisième fois qu’il vient.

— Qu’est-ce que vous lui trouvez tous à ce Jean-Paul à la fin ? Vous êtes tous béats devant lui. Je ne vois pas pourquoi.

— Il a toujours des anecdotes surprenantes à raconter.

— Il a surtout un bagout qui ne me plaît guère. Et d’abord, d’où il sort celui-là, hein ?

Aurélie posa l’éponge avec laquelle elle venait d’essuyer la table et s’appuya contre l’évier. Elle se grattait la tête.

— Je ne sais pas trop. Il me semble qu’il est partenaire de tennis de Vivien de temps en temps.

— Oui, et alors ? C’est pas une situation, ça. Il a un métier ? Il étudie quelque chose ? On sait si ce qu’il nous raconte est véridique ? Comment il connaît ces gens et ces endroits chics ? Il bluffe ? C’est un gigolo ? Il ne m’inspire pas confiance. J’aimerais mieux ne plus le voir ici. Je vais en toucher deux mots à Vivien dès que possible.

Sur ce, je me dirigeai vers ma chambre, mais Aurélie me retint par le bras. Sidérée par ce geste inattendu, je me retournai vers elle.

— Je ne vois aucune raison de lui interdire notre porte. C’est apparemment un copain de Vivien et à ce seul titre, il est bienvenu ici.

Le ton était péremptoire. Que cachait ces mots ?

— Je ne suis pas sûre que Vivien et lui soient réellement proches, repris-je. J’ai eu l’impression qu’il était plutôt gêné de nous l’imposer. Et j’ai remarqué qu’il était beaucoup plus cool quand il venait seul. Ce soir, il était complètement coincé ; il n’a presque pas parlé.

— Tu te racontes des salades. Vivien était comme d’habitude et moi j’étais très contente de voir Jean-Paul.

Nous y étions donc. Jean-Paul avait charmé Aurélie, mais comment, et pourquoi ? Ma copine n’était pourtant pas facilement influençable. Je ne lui connaissais pas d’amoureux. Elle affirmait d’ailleurs souvent se méfier des hommes.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? m’étonnai-je. Je ne te reconnais pas ce soir.

Elle sembla embarrassée. Que me cachaient-ils, elle et Vivien ? J’étais fatiguée et peu curieuse de connaître la vérité ce soir. J’entrai dans ma chambre sans un mot et refermai la porte.

Le lendemain, nous partagions le petit-déjeuner dans la cuisine, apaisée par une bonne nuit de sommeil. Aurélie aborda le sujet qui nous avait divisées la veille.

— Il faut que tu saches : Jean-Paul n’est pas le copain de Vivien. Je les ai rencontrés un jour ensemble à la piscine. Jean-Paul m’a tout de suite plu. Il est tellement à l’aise, il sait tellement de choses. Vivien avait l’air de le connaître. Ils avaient échangé quelques balles sur un cout de tennis, m’a-t-il dit. Je lui ai demandé de l’amener chez nous.

— Voilà donc l’explication ! Serais-tu amoureuse ?

— Je ne crois pas, mais il a l’air de fréquenter du beau monde, et j’aime sa conversation, on apprend plein de choses avec lui. Il doit avoir une vie passionnante.

Décidément, je ne comprenais pas ce que cherchait ma copine avec ce garçon, et je m’inquiétais pour elle.

— Ne t’emballe pas, lui conseillai-je. Apprends d’abord à le connaître. Au besoin, fais ta petite enquête.

— Quelle défaitiste tu fais ! s’exclama-t-elle.

Mais elle riait. Nous retrouvions notre complicité.

 

Quelque temps après, je fus invitée par ma cousine Elise qui fêtait son anniversaire. C’était la branche fortunée de la famille. Ils habitaient un appartement cossu dans le XVème. Simples, ils invitaient chez eux des gens sympathiques, venus de d’horizons divers. Chaque année, je passais la moitié de l’été avec elle dans leur propriété normande. Nous avions le même âge et nos mères, cousines germaines, étaient inséparables depuis leur enfance, même si l’une, avocate, avait épousé un notaire, tandis que l’autre, professeur de math, vivait avec un ingénieur salarié chez un constructeur automobile. J’avais revêtu ma robe la plus chic : unie, bien coupée. Un sautoir très tendance, coup de cœur que je m’étais offert dernièrement, complétait ma tenue.

Lorsque je sonnai à la porte, un employé m’introduisit et m’annonça. Elise m’accueillit à bras ouverts et nous échangeâmes une chaude accolade, heureuses de nous retrouver. Puis elle m’entraîna au centre du salon.

— Viens, il faut que tu rencontres ma nouvelle prof de musique. Elle est jeune, formidable et très drôle. Toi aussi, je suis sûre que tu vas la trouver super. Mais tu dois avoir soif. Jean-Paul avez-vous un tonic bien frais s’il vous plaît ? demanda-t-elle au serveur qui passait près de nous, chargé d’un plateau.

— Non, je n’en ai plus, mais je reviens de suite vous l’apporter, répondit Jean-Paul, son sourire inoxydable aux lèvres.

Un peu plus tard, le voyant désœuvré près du buffet, je l’abordai.

— Quelle surprise !

Il me regarda sans perdre son assurance.

— Ah ! Bonsoir. Le monde est petit. Comme vous le constatez, je suis serveur ; je fais les extras dans les réceptions et j’adore mon métier.

Perplexe et amusée, je m’interrogeais sur la manière dont j’allais annoncer la chose à Aurélie. Et comment elle allait réagir.