Un proverbe
africain dit : « Quand tu entres dans un village, si tu vois
tout le monde marcher à cloche-pied, marche à cloche-pied ou bien
va-t’en. »
Clémentine,
avertie par son oncle, s’adressa de la manière la plus naturelle, lorsqu’elle
entra à Bois-Coco, à la première personne qu’elle rencontra pour lui demander
son chemin : « Bonjour, monsieur, par où dois-je passer pour
atteindre le plus rapidement possible la maison de Moussa ? »
Moussa était le
meilleur ami de l’oncle Mamadou. Aussi, quand il s’était bloqué le dos en
essayant de retenir le chargement que son âne, en ruant, avait déséquilibré
avant même que Moussa l’ait solidement fixé sur son dos, il avait appelé au
secours son ami pour l’aider dans les tâches de la vie quotidienne. Evidemment,
avec un lumbago, allez sauter à cloche-pied toute la journée ! Mais
Mamadou était trop occupé avec la moisson en ce moment, c’est pourquoi il
envoya sa nièce Clémentine, réputée pour son extrême gentillesse.
– C’est très simple, lui répondit le
grand gaillard en équilibre sur une jambe comme un flamand rose –sauf qu’il
était noir- vous sautez dans cette rue jusqu’au baobab qui se trouve sur une
petite place, vous pivotez vers la droite, vous continuez dans la direction du
soleil. Vous arriverez à une fontaine. La maison de Moussa se trouve à quinze
bonds.
– Merci bien répondit Clémentine. »
La jeune fille commença sa pérégrination en sautillant sur un pied, mais elle
n’avançait pas rapidement et elle fatiguait beaucoup. Elle s’arrêta un peu plus
loin et s’appuya contre un mur pour reprendre sa respiration. Le jeune homme s’approcha
d’elle : « Vous n’êtes pas d’ici ?
– Non, je viens de Mianan. Chez moi, on
marche en mettant un pied devant l’autre.
– Comme c’est bizarre ! Voulez-vous que je vous aide ?
Appuyez-vous à mon bras, nous allons avancer de quelques sauts, puis nous
changerons de côté et après, vous pourrez continuer seule sur votre meilleure
jambe. » Clémentine, qui ne s’attendait pas à une telle sollicitude sourit
et accepta le bras offert. C’est ainsi qu’ils parcoururent ensemble quelques
mètres après quoi le jeune homme tourna autour d’elle pour lui présenter
l’autre bras. Après quelques sauts, ils s’arrêtèrent et le jeune homme lui
demanda : « Alors, mademoiselle, quel est votre côté le plus
aisé ? » Clémentine, quelque peu essoufflée, rassembla ses deux pieds
sur le sol avant de répondre. « Surtout pas ! s’écria le jeune homme,
ne faites jamais cela. Si quelqu’un vous voyait, il vous chasserait du village
instantanément. Cela porte malheur de marcher avec ses deux jambes. »
Clémentine souleva un pied, n’importe lequel, comme si des braises étaient
venues subitement lui en griller la plante. Mais elle s’était trompée : ce
n’était pas le meilleur équilibre. Alors, elle sauta sur son autre pied. Elle
avait très envie de pouffer, mais quand elle leva les yeux vers le jeune homme
pour partager avec lui sa gaieté, elle étouffa aussitôt son rire au fond de sa
gorge tellement il avait l’air sévère, ce qui provoqua une toux bien rugueuse
et lui fit perdre totalement l’équilibre ; elle s’écroula en un petit tas
informe, les talons l’un sur l’autre, les fesses appuyées douloureusement
dessus et les deux mains loin devant elle de sorte que son visage avait manqué
de peu d’être inscrit en négatif dans la poussière. Le jeune homme se précipita
à son secours. Il ne riait pas du tout. Au contraire, il semblait consterné.
« Vous êtes étrangère fit-il, triste et soucieux, en l’aidant à se
relever. Ne vous inquiétez pas, les étrangers ont l’autorisation de changer de
jambe aussi souvent qu’ils le souhaitent la première semaine, à condition de
bien se déplacer à cloche-pied.
– Et ensuite ? interrogea
Clémentine.
– Ensuite, eh bien vous choisissez une
jambe pour la journée, et vous changez le lendemain si vous le souhaitez. A ce
propos, vous êtes-vous inscrite à la guitoune ?
– A la guitoune ?
– Oui, à la guitoune. Il y en a une à
chaque entrée du village. On vous y délivre une autorisation de changement de
jambe pour une semaine.
– Et si à la fin de la semaine je n’y
arrive pas ?
– Vous y arriverez. Tout le monde y
arrive. » Il s’inclina et s’éloigna d’un saut souple et rapide.
Clémentine
resta quelques instants immobile, se demandant si elle résisterait au régime
imposé à Bois-coco. En acceptant de rendre service à son oncle Mamadou et donc
à Moussa, elle avait mal évalué la difficulté réelle de se plier aux us et
coutume de ce village mais elle avait promis de s’occuper de Moussa qui était
dans l’incapacité d’effectuer le moindre déplacement. En premier lieu, elle
devait retourner à l’entrée du village pour obtenir cette fameuse autorisation,
sans laquelle elle n’atteindrait jamais la maison de Moussa sans être
interceptée et renvoyée dans ses pénates. Elle empoigna son courage à deux mains
–elle avait aussi un pied disponible, mais pas encore l’habitude de s’en servir
opportunément– et décida qu’elle ne se laisserait pas
décourager. Devant la guitoune, elle arriva hors d’haleine car elle avait voulu
commencer à s’entraîner tout de suite à ne pas changer de jambe. Le préposé aux
autorisations se reposait dans la mince bande d’ombre dessinée par le mur,
accroupi sur son talon droit, la jambe gauche étendue devant lui, le menton
posé sur la poitrine et les bras noués dans son dos. « Bonjour, hehe,
monsieur, siffla le gosier de Clémentine, on hehe, m’a dit hehe, que vous me
donneriez hehe, l’autorisation de circuler en changeant de jambe autant hehe,
de fois que je hehe, le voudrais. » Le guitounier redressa la tête, déplia
les bras et cligna des yeux pour y faire pénétrer progressivement la forte
lumière de mi-journée. « Oui, vous êtes à la bonne adresse.
Suivez-moi. » Il entra dans la cabane. « Asseyez-vous et
reprenez votre respiration, dit-il machinalement d’un ton monocorde. »
Clémentine entendit les pieds d’un siège racler sur le sol ce qui lui permit de
situer où s’asseoir car elle ne voyait rien puisque ses yeux ne s’étaient pas encore
accommodés à la pénombre. Au bout de quelques instants, elle finit par
distinguer une simple table au petit plateau carré sur laquelle s’empilaient
des feuillets rectangulaires recouverts de caractères imprimés. A côté d’eux, un
stylo-bille et une boîte plate fermée supportant un tampon attendait qu’on les
utilise. Elle était assise sur une chaise, de même que, face à elle et de
l’autre côté de la table, le préposé au tampon. « Nom, prénom, adresse à
Bois-Coco. » Il ne la regardait pas en énonçant cela, concentré sur ce
qu’il faisait en même temps : prendre un feuillet sur la pile, attraper le
stylo et se mettre en position d’écriture. Clémentine répondit calmement, sans
haleter. « Ah ! Vous récupérez vite. Cinq jours vous suffiront pour
vous conformer au règlement.
– Mais…
– Alors Lenoir, vous dites…
Clé-men-ti-ne… Chez Moussa…
– C’est ça. »
Le fonctionnaire tamponna et lui tendit le
papier. « Vous avez une autorisation pour cinq jours. Au revoir,
mademoiselle. » Et il se leva et sortit reprendre sa position de repos
dans l’étroite bande d’ombre. Clémentine lui emboîta le saut et affronta à son
tour la lumière aveuglante. De fermer les yeux pour s’en protéger lui permit de
se concentrer sur son équilibre. Alors, elle se dirigea vers la maison de
Moussa, clopin-clopin –c’est ainsi qu’on dit à Bois-Coco-. Quand on change de
jambe, on dit clopant-clopant, évidemment.