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mercredi 13 janvier 2010

L'encrier


L'encrier de Robert Doisneau


Le fond de l'encrier. C'est rigolo : la plume grince. Quand elle va ressortir, il y aura trop d'encre. Une goutte va retomber. Elle n'écrira pas avec moi les mots. Tant pis pour elle. Bien sûr, elle aura une seconde chance. Toutes les gouttes d'encre ont leur chance car toutes écriront.

Dans le fond de l'encrier, il y a un trésor. Il n'est pas enfoui, il attend juste de pouvoir s'étaler sur les pages de Guillaume. C'est un petit garçon méticuleux : tout ce qu'il fait est appliqué. Les gouttes d'encre qui s'accrochent à sa plume s'étaleront bientôt, en pleins et en déliés, entre les lignes, sans dépasser. Des boucles amples, des arrondis joufflus. Son histoire sera belle. On n'aura même pas besoin de la lire pour le savoir. Il suffira de regarder. Les phrases harmonieuses se suivront sans se bousculer. Elles traverseront la page en se pavanant. Elles auront raison d'être fières : Guillaume les aura tracées avec plaisir. Il adore écrire. Il perçoit avec gourmandise le grattement de la plume sur le papier, une griffure légère, avec la pointe, laissant un trait sec quand on monte, puis le frottement un peu sourd, régulier, qui laisse une trace épaisse quand on appuie doucement en redescendant.

Chaque mot est une figure, chaque ligne une farandole, farandole colorée, animée de vie et de rêve.
Guillaume écrit l'histoire de sa chatte : elle a eu six petits, cinq sont partis. Sa plume ronronne, enroule les a, les o, puis étire les boucles, en bas, en haut. La chatte se lève après la tétée, fait le gros dos, puis tend une patte, l'autre, jusqu'au bout de ses griffes. Les petits, repus, se pelotonnent les uns contre les autres. Après une courte sieste, ils sautent du panier. La plume de Guillaume bondit d'un mot à l'autre, joyeusement ; les signes atterrissent les uns derrière les autres, vifs mais disciplinés, pressés d'occuper leur place exacte. Les chatons jouent, démarrent comme des bolides, dérapent sur le carrelage, se bousculent et repartent. Mais un jour, la chatte ne veut plus les nourrir : ils sont grands, ils doivent se débrouiller seuls. Chacun leur tour, ils quittent la maison pour un autre foyer.

La plume de Guillaume s'arrête, reste en suspend quelques instants. Oui, Guillaume a fini son histoire. Il pose un point final à côté du dernier mot.