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lundi 21 mai 2012

Rencontre

Le quai s’étire longtemps après le dernier pilier. En ce matin lumineux du début de l’été, les voyageurs, peu nombreux, s’égrainent sur toute sa longueur. La voiture quatorze où est réservée ma place, doit se positionner en face de la lettre W, presque la dernière.

À quelques pas en avant, en-dessous de la lettre U, vous attendez dans la clarté sereine. Vous portez avec aisance votre sac en bandoulière. Contient-il des dossiers ou un ordinateur ? Quel que soit son poids, vous gardez cette allure dégagée, à la fois distinguée et nonchalante des hommes sûrs d’eux, en harmonie avec eux-mêmes. Votre costume gris, d’une coupe si classique qu’elle en deviendrait sévère sur un autre que vous, confirme que votre déplacement est professionnel et vous distingue des vacanciers en jean et T-shirt. C’est votre chemise noire qui le rend moins conventionnel. D’ailleurs, son col est ouvert. Vos cheveux poivre et sel coupés courts, loin de vous vieillir, adoucissent les traits de votre visage. Pourtant, quand je me rapproche de vous, un détail m’effleure l’esprit : vos chaussures. On les attendrait fines, élégantes, d’un cuir souple et bien ciré. Elles sont larges, à semelles épaisses, en cuir, certes, mais noir, terne, confortables avant tout. Pourquoi un homme tel que vous porte ces souliers ?

Quand je passe devant vous, vous me saluez. Votre regard sourit. Vos yeux animés par les rides du bonheur qui les étoilent traduisent votre goût de la vie, une bienveillance naturelle et un intérêt évident pour les gens. C’est du moins ainsi que vous m’apparaissez quand mon regard croise le vôtre. Personne ne vous accompagne. Sans doute êtes-vous attendu au bout du voyage. Je poursuis mon chemin. Quel hasard a voulu que nous nous croisions sur ce quai ?

Quand le train arrive et s’arrête, vous montez dans le wagon qui se trouve devant vous, et je monte dans le mien. Je m’installe à ma place et sors de mon sac le livre qui m’accompagnera aujourd’hui. L’ouvrage posé sur la tablette, je laisse errer mon regard sur le quai à présent vide. Combien de séparations, de retrouvailles ont eu ce décor pour témoin ? Mon esprit vagabonde. Inconnu au regard souriant, avez-vous quitté quelqu’un ? Êtes-vous en route vers une personne aimée ? Aimante ? Je me surprends à être indiscrète ; même si vous n’en savez rien, quel droit me permet ces interrogations ? Mentalement, je vous présente mes excuses. Pourtant, je me sens d’humeur midinette. La douceur de cette matinée, la perspective de ce voyage qui ne me lasse jamais, malgré le nombre incalculable de fois où je l’ai vécu, en sont responsables.

Il est vrai que j’ai parcouru ce trajet, aller-retour, très régulièrement depuis plusieurs années. Le paysage varie selon l’heure, la saison, le temps. J’y ai mes repères, immuables : cette rue longée d’immeubles à trois étages, ce restaurant dont l’enseigne est visible de très loin, même à deux cent quatre-vingts à l’heure, ce clocher porteur de souvenirs d’enfance. Entre ces sentinelles du temps immobile, s’inscrivent les variations du temps fugitif : fleurs et feuillages s’épanouissant dans un kaléidoscope dont chaque miroir reflète la couleur d’un jour, villages tantôt riants, tantôt moroses selon la vigueur du soleil, campagnes parfois radieuses sous le ciel d’été, parfois voilées par les brouillards de novembre, parfois immaculées sous la neige récente. Le TGV, rapide, sans secousse, presque sans bruit, offre à mes yeux toujours émerveillés, un film muet, tellement vivant qui défile tranquillement sur le grand écran de la vitre près de laquelle je réserve systématiquement ma place: "côté fenêtre".

Mon regard revient sur le quai. Un quai est un lieu de passage. On y vient pour monter dans un train, pour accompagner quelqu’un, pour accueillir un voyageur. C’est un lieu d’attente : il vaut mieux y être en avance car, si le train se fait parfois désirer, quelque fois très longtemps, lui, en revanche ne fait preuve d’aucune patience…C’est un lieu de mouvement, le mouvement de tous ces gens qui se dirigent vers un ailleurs, qui viennent d’une autre vie, qui poursuivent un but, une personne, un rêve. C’est le décor traditionnel des romances à l’eau de rose, celui où elles débutent « dans un regard plein de promesses », celui où elles s’achèvent « dans un geste de la main, une écharpe flottant à la portière » (difficile aujourd’hui de tourner une telle scène derrière la vitre d’un TGV). Mon esprit aussi se promène dans sa fiction, imagine une rencontre improbable, merveilleuse, surprenante…Vous, peut-être : l’Inconnu.

Le TGV démarre en douceur et quitte le quai, la ville. Il prend sa vitesse de croisière. Sortant de ma rêverie, j’ouvre mon livre. Les premiers kilomètres traversent des zones industrielles qui manquent de poésie. Aussi, je me plonge dans ma lecture, dans l’imagination débridée de l’un de mes auteurs préférés. Son roman passionnant me promène à travers les âges et les contrées lointaines. Les aventures de ses personnages complexes me captivent. Je tourne les pages, impatiente de connaître l’enchaînement de leurs péripéties. Je suis dans un autre monde. Je vis sur un autre rythme. Je vous oublie, mon Inconnu. Pardon.

« Bonjour madame. » La voix m’enveloppe d’une douce vibration. Je m’extrais de ma lecture. Je lève les yeux. La réalité me surprend, me saisis, m’éblouit. Vous êtes là, Inconnu ! Vous êtes venu jusqu’à moi !

« Votre billet, s’il vous plaît ».

Danièle

Olivier est à plat ventre par terre.

L’horreur, la foudre. Les oiseaux ont surgi du buisson. La jument s’est cabrée. Ses sabots ont glissé sur le chemin durci par la sécheresse. Le paysage a basculé, le ciel a tourné autour de lui. Le premier choc : le contact brutal du sol. Le deuxième, fracassant ; la masse déséquilibrée de la jument qui s’abat sur lui. Effroi.
Elle s’est relevée aussitôt et est partie. Il a tenté de se redresser. Une douleur atroce l’a précipité à terre. Il a hurlé. Le paysan a entendu son cri. Il a vu la jument en fuite. Il a accouru, appelé les pompiers.
La position ventrale est la moins insupportable. Olivier a glissé sa main dans sa poche. Son portable était en état de marche. Il a composé le numéro de Ramzi, expliqué sa situation. Ramzi a dit : «OK.»
L’attente a commencé.

L’esprit d’Olivier ne cesse de faire défiler les deux journées précédentes en boucle. La douleur, aigüe, insistante exacerbe sa colère contre lui-même. Il n’aurait pas dû se trouver là. Ramzi l’avait présenté à Bertrand, avec qui il aurait dû être en pleine conversation professionnelle. Mais il avait eu une altercation avec Ramzi et il avait remis en question ses projets. Il n’imaginait pas à quel point ! Ramzi avait été le copain des expériences d’ado, de ses débuts équestres. Ils s’étaient perdus de vue depuis presque dix ans, puis retrouvés. Mais la vie n’est pas aussi facile qu’on la rêve. Ramzi n’approuvait pas l’attitude d’Olivier. Le ton était monté. Ramzi s’était fâché. Olivier s’était vexé : « Je n’irai pas à ce rendez-vous demain. J’irai aux écuries, m’aérer l’esprit. » Il avait attrapé son téléphone, avait appelé Bertrand. Celui-ci avait été surpris mais il n’avait pas posé de question. Il avait seulement proposé une autre date, dans quelques jours.
Le rendez-vous est à présent reporté jusqu’à quand ? Peut-être à jamais. Les regrets ne rembobinent pas le film de la vie.

Olivier perçoit une présence.
Le paysan s’est approché. « Quelle chute ! Je vous ai entendu depuis mon champ. J’ai appelé les pompiers. Ils arrivent. Ne bougez pas. » Il reste près d’Olivier. Les cavaliers empruntent souvent ce chemin. Il a l’habitude de les voir. Il ne les entend pas en général car le bruit de leurs pas est couvert par le grondement du moteur de son tracteur. Mais cette fois, le hurlement l’avait fait sursauter. Le temps de regarder dans sa direction, il n’avait pu qu’apercevoir le cheval s’éloigner au galop. Il ne s’était pas inquiété de cela : ils rentrent toujours à l’écurie dans ces cas-là. Il tient compagnie au jeune homme. « C’est un cheval des Écuries Conflan ? » Olivier, oublie un peu sa souffrance. La présence du paysan le rassure. L’angoisse diminue. « Oui, répond-il. C’est une jeune jument très peureuse. Elle a été surprise par l’envol des oiseaux. » Le paysan n’est pas étonné : « Le printemps les rend imprévisibles. Certains sont très joyeux, d’autres inquiets. Mais le résultat est souvent le même. Il devient difficile de les encadrer. Vous n’êtes pas le premier à qui cela est arrivé sur ce chemin. Mais une chute comme celle-ci, pas encore. Les secours ne devraient pas tarder. » Olivier s’excuse de lui faire perdre son temps, mais le temps du paysan est celui de la Nature. « La météo s’annonce clémente ces jours prochains. Je ne suis pas à deux heures près. » Le calme de cet homme apaise Olivier.

Calme, sérénité. Voilà ce que doit cultiver Olivier. Il s’est trop laissé dominer par ses impulsions. Du plus loin qu’il se souvienne, elles ne lui ont jamais rien apporté de positif. Des coups de tête sans suite, ou à conséquences désastreuses, suivies de longues périodes de léthargie. Cela aussi, il faut oublier. Cette fois, la facture est très élevée. Tout son corps irradie la douleur. Pendant la chute, il a senti la mort le frôler. Elle s’est éloignée. Puis il a pensé à la paralysie : le choc a été si violent. Il a remué les mains, puis les pieds. Il a été soulagé de constater leur mobilité. Il a tenté de se mettre debout. Ses jambes ont refusé de le soutenir. Il s’est écrasé au sol. Il a recherché une position moins douloureuse, non sans une extrême difficulté. Finalement, à plat ventre était plus supportable. Alors, il a mesuré sa chance. Le pire n’avait pas eu lieu. Il ressent une immense gratitude envers le sort qui ne l’a pas totalement abandonné.
Quand arriveront les secours ? Et ensuite, quelle opération ? Quelle rééducation ? Combien de temps ? Voilà les seuls projets envisageables. L’avenir se résume aux heures prochaines. Ne pas pleurer sur son sort. Cela aurait pu être encore plus grave.

Pour le moment, seule l’immobilité lui est permise. Il sent la présence tranquille du paysan. Les gens de la Terre sont ancrés dans la réalité, ils se soumettent à la Nature, à ses lois, à son rythme. On ne change pas le cours des choses. Parfois l’on doit attendre. Quand la Nature s’endort, nul ne peut avancer son réveil, elle seule décide du moment. En revanche, l’on doit rester attentif et vigilant, observer les signes qu’elle envoie, se tenir prêt à répondre. Parfois, elle s’emballe. Alors, le paysan doit accélérer le travail, redoubler d’efforts et de courage. Il doit rester en phase avec la Nature. Il doit s’adapter à ses humeurs, sans les juger, sans s’énerver, mais sans baisser les bras. C’est cela sa vie.
Celle d’olivier lui a donné un brutal coup de semonce. La sévérité de l’avertissement l’invite à la réflexion. D’ailleurs, il en aura le temps pendant la longue période qui s’annonce.

Ramzi les a rejoints. Il ne fait aucun commentaire, demande seulement comment il se sent, le rassure sur la suite des évènements. Il connaît cela : il est déjà tombé quatre fois de cheval. Il s’est cassé et on l’a réparé. Parfois, il lui a fallu beaucoup de patience, mais il a toujours retrouvé l’usage parfait de ses membres. Olivier écoute l’ami qui lui parle. Leur brouille s’éteint. L’actualité dicte ses priorités. Ne pas perdre le moral, supporter la douleur. Ramzi sait les mots et les silences. Olivier les reçoit comme un baume sur ses plaies, celles du corps et aussi celles de l’âme. Il a longtemps erré dans les méandres de l’existence, à chercher son point d’ancrage. Sans complaisance, l’attitude de Ramzi le recentre, parfois rude, toujours juste. Olivier reconnaît là la richesse qui lui est offerte. Elle est sa chance. Il doit la saisir, ne pas la laisser s’échapper surtout. Dans sa situation aujourd’hui, il se sent impuissant. Quand sa blessure cicatrisera, il aura à nouveau prise sur sa vie. Il pourra en prendre le contrôle.

Les pompiers arrivent, sirène en action. Olivier redresse la tête. Aïe, la douleur sous-jacente éclate en fulgurance hurlante. Elle surgit à la moindre respiration un peu ample, au moindre geste. « Tant qu’on a mal, c’est qu’on est vivant. » Il a déjà entendu sa mère dire cela. Olivier essaie de relativiser. Il devine sa blessure très sérieuse mais guérissable. L’instant est difficile à supporter. Il passera. Tout passe. Mais de toute évidence, rien ne sera plus pareil. Cette chute marquera une étape dans son histoire. C’est un coup d’arrêt que la vie lui inflige, certes, mais il faut savoir l’accueillir et en tirer parti. Olivier se promet de profiter de cette longue période imposée pour imaginer l’existence qu’il souhaite réellement, une existence qui lui apportera équilibre et harmonie. Il sait qu’à l’issue de son purgatoire, il aura fait son choix.

Les secours sont arrivés. Les pompiers descendent de la voiture. Leur médecin examine Olivier. Il vérifie que l’essentiel est épargné. Rassuré, il se fait aider pour retourner le blessé et l’installer sur le brancard. Olivier entend les morceaux de son bassin disloqué glisser les uns sur les autres. Sensation inattendue : douleur extrême, et, paradoxalement, soulagement, comme si quelque chose s’était replacé naturellement. On lui injecte de la morphine.
Le paysan lui souhaite un bon rétablissement. Ramzi court vers sa voiture ; il sera à l’hôpital en même temps que l’ambulance.

Les portières closes, le véhicule se met en mouvement. Olivier, bloqué dans le matelas immobilisateur, ne sent pas les cahots du chemin. La morphine commence à faire effet. Tout s’estompe. Olivier flotte dans un univers cotonneux. La souffrance, l’angoisse, tout disparaît. Ses paupières, lourdes, s’abaissent. Il se laisse emporter vers des jours meilleurs.

Danièle

LA PLANETE BLEUE


« Comment tu fais ça ?
- Je n’en sais rien, cela vient tout seul, Je n’y réfléchis que très peu.
- Ça alors ! j’aurais jamais pensé. » Théodore restait planté là, admiratif. Il regardait les volumes et les couleurs se mettre en place, apparemment sans effort. Comme une évidence. Dans sa tête aussi, il y avait des images, et même de la musique, mais il était le seul à le savoir. Il ne pouvait pas partager ses émotions. Alors, il les gardait pour lui. C’est pour cela, peut-être, que parfois sa tête explosait. Dans ces moments-là, tout se mettait à tourner et à danser une folle sarabande. La lumière, le rouge et l’orangé, et le violet tourbillonnaient, se poursuivaient, se rattrapaient, se mélangeaient. Remplissaient sa tête qui cognait dans ses oreilles, qui ouvrait ses yeux sur l’intérieur de lui, sur cette effervescence dévastatrice et pourtant salutaire. Car il se réveillait de sa folie, apaisé et serein.

Il passait alors chez son ami. Pascal le recevait. Toujours. On aurait dit qu’il ne sortait jamais de son atelier. Théodore aimait penser cela : que son ami restait au pied de son chevalet nuit et jour. Une sorte d’être irréel. Immatériel. Le mouvement du pinceau le fascinait. « Assieds-toi sur ce tabouret. Ta présence m’inspire. Je songeais, ces temps derniers, à travailler sur les manifestations violentes de notre planète bleue.
- Comment ça ? Tu veux dire les tremblements d’terre, les tsunamis et tout ça ?
- Exactement. Le contraste entre la vision harmonieuse qu’on en a depuis l’espace, et l’énergie considérable dont elle est capable. »
- T’as raison, elle est capable du pire. Mais aussi, toute la beauté qu’elle dégage… » Théodore est parti dans ses rêveries. Il se sent bien aujourd’hui. Le pire, c’était hier, quand ses forces à lui se sont déchaînées dans sa tête. Le calme est revenu. La planète bleue tourne paisiblement. Son ami remplit la toile, à gestes précis, amples et vigoureux. Il ne le regarde pas. Il vit près de lui, avec lui ces moments de création énergique. Il respire profondément. Il reprend pied dans la réalité.

Pascal lui avait parlé sans se retourner. Les deux amis n’avaient pas besoin de longues salutations. Théodore s’est assis derrière le peintre. Le tabouret était son siège préféré : il se tenait bien droit, les pieds ancrés dans le sol, le buste solide. Son regard s’est posé un instant sur la palette. C’est vrai qu’il ne s’était encore jamais posé la question : d’où Pascal tenait-il cette facilité à rendre sur une surface tant de choses. On aurait dit qu’il les voyait sur la toile, et qu’il les faisait apparaître par magie.

Depuis son tabouret, dans cet atelier d’artiste, le lieu de travail de son ami, la vie retrouvait un sens. Ses pensées s’ordonnaient. La parenthèse de la folie se fermait. Il reprenait ses projets.

Danièle

Retour à la vie


Ils étaient arrivés en même temps. La brasserie était encore vide. Ils s'étaient installés côte à côte, face à la grande salle.

Tant d'années avaient passé sur leur détresse. Assis l'un près de l'autre sur la molesquine de la banquette, ils se regardaient sans se rassasier. Il prit une soudaine respiration, profonde, comme au sortir d'un songe. L’âge te va bien, s’entendit-il dire. Elle ne fut pas étonnée. Elle se détendit. Ils étaient là, ensemble. Elle se redressa. La fatigue du voyage s’estompait. La voix de son mari la dynamisait toujours. Il avait donc gardé ce timbre clair, chaleureux, le rythme des mots dansant et cet art de lui adresser la petite phrase élégante et affectueuse qui rendait tout à coup l’air si léger. Tu as fait bon voyage ? s’enquit-elle. La question eut pu sembler banale. Mais lui savait à quel point le confort de ceux qui lui étaient chers la préoccupait. Il lui en fut très reconnaissant. Ça n’a pas été très long, tu sais. Et pourtant, ces deux dernières heures m’ont paru interminables dit-il en plongeant son regard dans celui de Sophie. Elle ne baissa pas les yeux. Elle se laissa sonder jusqu’au fond de son cœur.

Le serveur s’approcha et demanda : Que prendrez-vous ? Ils n’avaient pas regardé la carte. Ils répondirent d’une même voix : Le plat du jour. Ils rirent. La vie reprenait… Ou continuait ? Les clients commençaient à arriver. Le brouhaha montait peu à peu, les enveloppant d’une chaleur rassérénante. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre et observèrent le garçon qui leur apportait leur commande.

Ils étaient à nouveau face au monde, mais ensemble, du même côté. Il lui passa les bras autour des épaules. Elle se blottit contre lui. C’est ainsi qu’ils se transmettaient leur énergie autrefois. Quelle chance nous avons ! dit-il en resserrant son étreinte. Elle en était consciente et désormais, chaque instant serait encore plus précieux. Même les gestes du quotidien comme ceux de cet instant : découper sa viande, ajouter un peu de sel, avaler une gorgée d’eau. Les paroles ordinaires étaient douces. Comment trouves-tu la sauce ? lui demanda-t-elle. Excellente lui répondit-il d’un ton gourmand.

ll était affamé, affamé de vie. Elle était heureuse, complètement. Toutes ces choses vécues durant leur séparation, dix années. Dix années loin du Chili dont ils s'étaient sauvés miraculeusement, lui en Hollande, seul, elle et leur deux enfants en France. Ni l'un ni l'autre ne savait ce qu'était devenu l'autre, les autres.Ces événements qui avaient éclaté leur famille et leur cœur. Puis, ces démarches, ces luttes, ces ruses, ces espoirs et ces déceptions qui les avaient enfin réunis étaient là, tenaces et vivaces dans leur esprit. Mais ils les évoqueraient plus tard. Aujourd’hui, le plus important était de partager un simple repas, dans une simple brasserie, comme un simple couple.

Le temps change remarqua-t-il. Elle regarda le ciel. Oui, tu as raison, dit-elle. J’ai pris mon parapluie.
Quel bonheur !

Danièle

Aurélie aime se lever tôt


Aurélie aime se lever tôt, un peu avant sept heures, quand tout le monde commence à s'activer. Chaque matin, elle s'étire dans son lit, vérifie l'heure à son réveil, ouvre ses volets. Puis, elle prépare son petit-déjeuner et le déguste tranquillement pendant qu'elle entend les uns et les autres s'éveiller. Elle écoute la rue retrouver son animation matinale.
Sa vie lui plaît. Son travail l'intéresse. Ses nuits sont calmes car le quartier est silencieux dès que chacun est rentré chez soi.

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Cette nuit, Aurélie ne dort pas. Elle entend sa nouvelle voisine du dessus arpenter l'appartement de long en large, puis dans l'autre sens, et encore et encore. Les talons aiguilles claquent, clac clac clac. Une heure du matin. Chaque nuit, c'est le même rituel. Clac clac clac. Sa voisine travaille de nuit. Un bar ? Un dancing ? Ou bien..? Les talons font vraisemblablement partie de « l'uniforme ». Clac clac clac. Cela dure longtemps. Cela réveille Aurélie chaque nuit depuis l’arrivée de la perturbatrice. Comment peut-on être aussi indélicat ? Ces attitudes sans-gêne insupportent Aurélie.

Ceux qui parlent fort en montant l'escalier ne peuvent-ils imaginer que leurs propos n'intéressent qu'eux, et qu’ils empêchent peut-être quelqu'un de se reposer ou de travailler dans le calme ?
Les jeunes qui trafiquent leur deux-roues pour que le pot d'échappement tonitrue sur leur passage pensent-ils démontrer ainsi autre chose que leur vanité bruyante ?
Aurélie déteste la pollution sonore. Elle juge ce comportement incivil, le plus mal élevé qui soit. Oui, c'est cela : mal élevé. C'est un manque d'éducation élémentaire. Une vulgarité.

Elle entend encore sa mère insister : « Soulève ta chaise quand tu la déplaces. » Sa famille vivait alors dans des HLM construites en 1960. Les cloisons étaient si fines que l'on entendait tout ce qui se passait chez les voisins mitoyens. Ses parents considéraient pourtant qu'ils avaient de la chance d'habiter au troisième et dernier étage, ce qui leur évitait de supporter les allées et venues des locataires du dessus, car le bruit des pas traversaient eux aussi le plancher, comme ils avaient pu le constater en prenant l'apéritif chez les Chandort qui résidaient au deuxième.
Pourtant, dans ces immeubles si mal isolés, nous n'avons jamais souffert du bruit des voisins. Chacun respectait strictement la tranquillité des autres, car tous, sauf ma famille, étaient employés de la SNCF et effectuaient les trois-huit. De sorte que, toujours, l'un ou l'autre dormait le matin ou l'après-midi pour rattraper le sommeil de la nuit. Nous étions habitués à être parfaitement discrets tant par simple courtoisie que pour ne pas déranger le repos bien mérité des cheminots.

Clac clac clac. Aurélie trouve que sa voisine exagère. Voilà une semaine que le manège se répète, avec une régularité de métronome.
Aurélie se demande à quoi ressemble sa voisine. Elle ne l'a jamais rencontrée, ce qui n'est pas surprenant puisqu'à l'évidence elles n'ont pas les mêmes horaires de travail. Elle serait bien incapable de la décrire. Elle ne connaît d'elle que, clac clac clac, le claquement de ses talons aiguilles. Elle se promet d'intervenir si le dérangement persiste.
Aurélie est très fatiguée, elle se retourne dans son lit et se rendort.
Au bout de quelques jours, elle ne fait plus attention aux retours nocturnes de sa voisine ni au claquement des talons aiguilles. A croire que l'on s'habitue à tout.

L'appartement mitoyen de celui d'Aurélie est occupé depuis peu par un monsieur. Aurélie pense     « un monsieur » car il est bien plus âgé qu’elle ! Au moins dix ans. Il est venu se présenter lorsqu'il a emménagé. Courtois, il l'a invitée à prendre un verre. Quelques minutes en sa compagnie ont suffi à Aurélie pour ne pas souhaiter poursuivre la relation. Il n'a pas insisté. Ils se saluent sur le palier à l'occasion.

Une nuit, par-dessus le clac, clac, clac des talons aiguilles qu'Aurélie ne perçoit plus que de façon très lointaine, s'ajoute quelque chose d'insolite. Aurélie se redresse dans son lit. Elle a bien entendu. Voilà que, pour la deuxième fois sa voisine enclenche le répondeur de son téléphone. On n'y entend pourtant que le message d'accueil. Aucune communication ne suit. Elle connaît donc à présent la voix de sa voisine. Quelques jours plus tard, quelle n'est pas sa surprise quand elle surprend, après le message d'accueil, la même voix qui dit : « Allô. Bonjour. C'est moi. » « La pauvre. Quelle solitude ! » s'attriste Aurélie. Cette découverte a tué en elle tout sentiment d'agacement ou de colère.

Ce soir, on est samedi. La semaine a été chargée. Aurélie se réjouit de pouvoir étendre ses jambes, un bon livre dans les mains. Elle introduit un CD dans le lecteur. Une musique reposante la délasse.
Des pas et des rires montent l'escalier. Puis, une discussion animée et gaie traverse la cloison, suivie d'une sortie pas vraiment discrète, mais bon, nous sommes samedi soir et il n'est que vingt heures. Son voisin a de la compagnie. Aurélie lui souhaite mentalement une bonne soirée.

Aurélie poursuit sa lecture et se couche. Elle s'endort paisiblement en pensant au dimanche qui s'annonce : grasse matinée, puis journée au club d'équitation avec au programme balade, pique-nique et détente avec les autres membres.

A une heure du matin, comme d'habitude : clac clac clac. Puis, répondeur.

A trois heures, oui, oui —Aurélie vérifie encore une fois, il est bien trois heures—, retour de la joyeuse compagnie. Des rires sonores et des propos éméchés passent devant sa porte et entrent chez son voisin. La fête continue à l'intérieur. Il ne manque à Aurélie que l'image et encore. Les éclats de voix et les gloussements qui lui parviennent décrivent avec précision les ébats qui se déroulent là.
Quand le silence enfin s'établit, le jour commence à poindre.

A six heures, les voisins d'Aurélie sont tirés de leur sommeil par la sonnerie de son réveil. Elle dure très longtemps. Dès qu'elle se tait, la radio prend le relai et ils reçoivent les nouvelles et le programme musical de la station aussi distinctement que si le poste se trouvait à leur chevet.

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Chaque matin, Aurélie se lève tôt. A six heures précises, même les jours de congé, son réveil sonne. Elle le laisse sonner jusqu'à la fin, jusqu'à ce qu'il s'arrête tout seul. Puis elle prépare son petit-déjeuner et le déguste en écoutant la radio dont elle prend bien soin de monter le son afin que tout le monde en profite.

Danièle