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samedi 19 mai 2012

POINTS DE VUE


Magnifique point de vue : coucher de soleil sur mer clapotante, reflets changeants de l’eau, couleurs moirées du ciel, rochers sombres. La voiture arrêtée en haut de la falaise. Seuls au monde. Romantisme.
Elle a l’air vraiment épatée, Pierrette. J’ai assuré. C’est vrai qu’avec une belle bagnole, c’est toujours plus facile. J’ai ramé pour avoir cette tire. J’ai fait croire au patron que la panne venait d’un problème électrique. Que je trouverais seulement si je pouvais la conduire un ou deux jours. Il a gobé ça. Il m’a dit de la faire rouler ce week-end.

Raymond avait vu Pierrette au bal du samedi soir. Étonné, il avait poussé Gilbert du coude : « T’as vu ? C’est la fille du notaire ! Elle s’encanaillerait ?
– Paraît qu’elle s’est fâchée avec le paternel. J’ai entendu ça pendant que je remplissais les étagères de pain. Toutes les commères en parlaient.
– Ben tu parles, ça m’étonne pas. Déjà du temps de la primaire, elle était délurée comme gamine. Une fois, son père avait même été convoqué chez le directeur. Faut dire qu’elle avait fait fort : le maître l’avait grondée parce qu’elle ne suivait pas la leçon. Elle lui avait répondu qu’elle avait pas b’soin d’écouter un vieux chnock comme lui, que les choses intéressantes à savoir ne s’apprenaient pas à l’école. M’est avis qu’elle n’a pas beaucoup changé depuis. Son père a dû en avoir marre.
– Y paraît qu’on aurait entendu des cris qui v’naient d’chez eux, jusqu’à la boucherie, de l’autre côté de la place. Et puis, elle aurait claqué la porte en sortant. Paraît qu’elle n’est plus chez ses parents.
– Ah bon ? Et où elle dort ?
– Elle aurait une tante en ville… »
Les deux copains avaient avalé leur vin blanc avant de se lancer à la recherche d’une cavalière. Celle de Raymond était une gentille fille, mais qu’elle était lourde à conduire ! Et puis comme conversation, rien ! Oui, non. L’ennui, quoi.
Pierrette sirotait une bière, accoudée au bar, face à la piste.
« Tu sais pas, Gilbert ? Elle a l’air toute seule : si je l’invitais ?
– T’es fou !
– Allez, je me lance !
– T’es pas chiche.
– Tu paries ?
– OK, une bonne bouteille.
– Pari tenu !»
Raymond s’était approché de Pierrette. Il lui avait fallu un certain courage et même un courage certain, tellement il était persuadé qu’elle refuserait ! Mais il ne pouvait pas se dégonfler. Et en plus, il avait bien l’intention de gagner son pari : Gilbert savait toujours trouver des vins du tonnerre. Ça valait le coup d’essayer !
« Mademoiselle, bonsoir.
– Mais tu es bien Raymond, toi ?
– Ben oui.
– Alors tu m’appelles Pierrette, c’est tout.
– Et ben, Pierrette, tu voudrais m’accorder une danse ? » Elle le regardait en souriant malicieusement. Elle reprenait une gorgée de bière. Elle ne répondait pas. Raymond était sur le grill.
Mince alors, je ne vais pas pouvoir me régaler aux frais de Gilbert.
– Alors, tu ne réponds pas ? Tu ne veux pas ?
Elle le regardait toujours, ne disait rien. Son petit air supérieur commençait à agacer Raymond.
– Je t’ai dit quelque chose qui n’convenait pas ?
– Non, non, ce n’est pas cela. Je te trouve seulement bien réservé. Je te connaissais plus dégourdi quand tu étais petit. Tu n’avais peur de rien ni de personne. Je t’intimide ?
– C’est-à-dire que… » Voilà qu’il perdait ses moyens à présent. Un coup d’œil en direction de Gilbert qui avait l’air de rigoler avait eu tôt fait de lui redonner du courage. Il se campa ferme sur ses deux jambes devant Pierrette : « Allez, viens, tu ne le regretteras pas. On dit que je suis le meilleur danseur du village. Tu me donneras ton avis. »
Et la soirée avait passé à une vitesse étonnante. Danse, rires, danse, souvenirs d’école, rires encore. Raymond s’était laissé emporter par l’euphorie. Mais à la fin, la salle s’était vidée. Il fallait se séparer. Raymond ne l’entendait pas ainsi. Il devait revoir Pierrette. Il avait osé un rendez-vous. A sa grande surprise, elle avait accepté.
C’est alors qu’il avait dû trouver une voiture : on ne vient pas à un rendez-vous avec une fille comme Pierrette à pieds et encore moins à vélo.

Tout avait bien commencé. Raymond avait suivi la petite route en serpentin qui montait jusqu’au-dessus de la falaise. Il avait pris une bouteille de mousseux qu’il avait enveloppée dans du papier journal pour la garder fraîche. Ils avaient trinqué.

À présent, après deux coupes, Pierrette est vraiment de bonne humeur. Raymond se penche vers elle pour l’embrasser. Elle se laisse faire. Elle sourit largement. Raymond n’en revient pas. Il ne pensait pas la victoire si facile. Il est même déçu. Très déçu. Cette Pierrette, c’est vraiment ce qu’on dit.
Gilbert l’avait averti : « Méfie-toi. Les gens racontent un tas de trucs sur elle. Et aussi sur son père. À ta place je n’irais pas plus loin. Allez, viens voir c’que je t’ai réservé. Après tout, t’as gagné ton pari, t’as dansé avec elle. Ce qui est dit est dit. » Le vin était exceptionnel. Ils l’avaient bu en grignotant de la charcuterie et du fromage. Quel festin !

Raymond observe Pierrette. Qu’est-ce qu’il fait avec elle ce soir. Idiotie.
Elle se recule, surprise. Son sourire s’efface.
– Qu’y a-t-il ?
– Rien. Je suis fatigué. On va rentrer.
– Alors c’est tout ? Une danse, une bouteille de mousseux, une balade en voiture ? Quelque chose ne va pas ?
– Je me demande…
– Quoi ?
– On parle au village.
– Tu as raison ! On jase ! Si tu savais ce que j’ai entendu sur ton compte ! Je me demande…
– Quoi ?
– Je me demande ce que je fais avec toi ce soir ! Rentrons.