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lundi 24 octobre 2011

Défaites vos paquets !

« Défaites vos paquets ! »
La fête est à son comble.
Tout le monde est réuni autour d’Élisabeth et Claude.


Élisabeth a épousé Claude en secondes noces très tardives. Comme les vendanges, ses noces-là furent celles de la maturité dorée, récolte de fruits gorgés du soleil de leurs vies.
Leur existence, avant leur rencontre, ressemblait grossièrement à l’image qu’ils s’étaient dessinée au fil de leur enfance, modifiée par l’intransigeance et l’idéalisme de leur adolescence, puis corrigée par le réalisme du quotidien et enfin bouleversée par les épreuves inévitables. Chacun avait suivi sa route, assez traditionnelle. Mariage en blanc, riz jeté par la jeunesse invitée, discours du marié à l’apéritif, chansons populaires au dessert, bal au son des morceaux en vogue, la fête s’inscrivait en charnière entre l’insouciance du célibat et la responsabilité de l’engagement à deux. Le chemin suivi, accepté par compromis ou choisi par conviction, les avait conduits inexorablement l’un vers l’autre.



Élisabeth et son mari Jean-Luc se sont perdus de vue.
Tout avait si bien commencé si l’on en jugeait par les photos, instants éphémères, capturés sur papier glacé. Témoins passifs de moments que l’on pensait essentiels, elles représentent généralement les fêtes autour du gâteau d’anniversaire, du sapin de Noël ou de la remise du diplôme mérité. Les clichés de la vie éveillent la nostalgie des temps heureux ou… le regret des erreurs commises.
Élisabeth coexistait depuis de longues années avec Jean-Luc, mari distrait, se contentant du train-train quotidien, de l’avancement par ancienneté et des matchs de foot à la télé, mais brave homme, en apparence. Leurs enfants, Aurélie, Caroline et Benoît constituaient l’essentiel de leurs conversations à propos des décisions incontournables que tous les parents doivent prendre.
Sur le point de faire un choix professionnel crucial, Élisabeth exposa à Jean-Luc la situation et l’enthousiasme qui la motivaient. Il la regarda, effaré de rencontrer ce jour-là une Élisabeth qu’il ne connaissait pas. La perspective de ses absences régulièrement répétées loin de la maison, de la désorganisation de sa routine le priva d’abord de toute réaction. Puis il s’enferma dans un mutisme indigné. Quand il en sortit, ce fut pour dire : « Je ne supporterai pas cela. » Une violente décharge étreignit Élisabeth. En un éclair, la vacuité de sa vie lui sauta aux yeux. Elle respira profondément et lui annonça sa volonté de le quitter. Jamais Jean-Luc n’aurait pensé sa femme capable d’une telle incongruité. Cette nouvelle l’assomma. Quand il se réveilla, Élisabeth lui était désormais inaccessible. Le divorce se déroula comme tous les divorces, lentement, difficilement et chacun y perdit des plumes. Il n’y eut pas de photo de cette défaite.

Aurélie, Caroline et Benoît résidèrent une semaine chez leur père, l’autre chez leur mère.
Élisabeth exerça ses nouvelles fonctions avec passion. Ses enfants, devenus presque adultes, sollicitaient souvent son opinion. Élisabeth ouvrait alors le réfrigérateur et les placards de la cuisine. Un festin improvisé stimulait les esprits et rendaient les langues agiles. Des conversations passionnées naissaient spontanément ces soirs-là. On reconstruisait le monde, tantôt sérieux comme des papes, tantôt hilares à la suite d’un bon mot. Fêtes de la complicité.


Le mariage de Claude était une réussite. Il avait épousé, pour le meilleur et pour le pire, la douce Françoise.
Le meilleur leur fut d’abord largement distribué. Ils s’étaient rencontrés au travail, où ils s’étaient immédiatement reconnus. Leur binôme constitué par hasard pour une mission s’était révélé particulièrement efficace. Leur patron, soucieux de la bonne évolution de son entreprise, prit rapidement l’habitude de s’appuyer sur leur complémentarité évidente. Claude et Françoise, associés dans le travail ne tardèrent pas à s’apercevoir que, séparés, ils s’ennuyaient. Ils décidèrent de s’unir devant les hommes. Leur bonheur rayonnait. Chaque jour était une nouvelle fête. Le soleil, la pluie, l’orage, le travail, le repos, les vacances, les voyages, tout était prétexte à goûter les délices la vie. Ils se sentaient tellement pleins d’amour qu’ils se virent bientôt dans l’urgence de le partager.
Stéphanie et Delphine naquirent, ensemble. Réjouissance dans le cercle familial, cadeaux de bienvenue de la part des collègues. Photos de la naissance, photos de la fête du baptême, photos des premiers pas, du premier jour d’école, photos des vacances en bord de mer, à la montagne, photos des réunions familiales sur la pelouse de la maison.
Il y eut évidemment quelques défaites, toujours majeures pour l’enfant qui les vit. Quand Stéphanie laissa s’échapper son ballon rouge au-dessus du square. Quand Delphine cassa son seau de plage en tombant dessus. Et les premières amours déçues. Sans parler des fâcheries « définitives » -heureusement suivies de réconciliations émues- contre les parents qui, décidément ne comprenaient rien à rien. Il y eut aussi quelques défaites d’adultes. Un rendez-vous manqué provoqué par un malentendu faillit ébranler l’édifice de leur entente. Des vacances compromises par une mission aussi inattendue qu’urgente ont couvert le ciel de leur été d’un lourd nuage d’orage. Ils n’avaient pu négocier un report de date ni pour la mission, ni pour leur voyage et l’assurance n’avait remboursé qu’une maigre partie des frais engagés. Leur entreprise avait bien voulu faire « un geste ». Le mal était fait. Le temps perdu ne se rattrape pas.

Un jour, Françoise constata la présence une grosseur au sein gauche. Le diagnostic tomba. Les chances étaient minces. Toute la famille se battit énergiquement. Le temps était compté. Il ne fallait pas le gaspiller. Les fêtes prirent une coloration plus soutenue. On dégusta les heures gagnées sur la souffrance. Les liens se renforcèrent encore, comme pour contenir l’évolution inéluctable de la maladie. On lutta contre le mauvais sort, afin d’en reculer l’échéance. Les jeux n’étaient pas égaux. Pourtant, on refusa de se laisser envahir par la détresse. Si la maladie remporta la victoire, elle ne parvint pas à mettre en échec le courage alimenté par l’amour et la tendresse dont Françoise fut entourée jusqu’à son dernier souffle.
Certaines défaites, pourtant d’une grande cruauté, sont ferment de vie.



Claude est en retraite. Il profite de ses petits-enfants, Julien, né chez Stéphanie, Amandine et Fabrice, nés chez Delphine. Le mercredi et une partie des vacances scolaires sont l’occasion de venir chez papy, le roi du barbecue, du jeu des petits chevaux et de la pétanque.
Élisabeth s’est installée dans la petite maison qu’elle avait aménagée les dernières années de son activité. La crémaillère n’est pas encore pendue. Ses enfants sont loin d’ici. Seule Caroline va bientôt revenir avec son mari : ils vont installer leur café littéraire dans la ville.



Delphine, assise en face de Claude, sirote son thé en attendant que Fabrice et Amandine terminent de ranger leurs jouets avant de partir.
─ Ils n’ont pas été trop turbulents ?
─ Oh tu sais bien que non. Je suis toujours si content de les accueillir !
─ Tiens, au fait, tu te rappelles ma copine de lycée, Caroline ?
─ Oui, je m’en souviens.
─ En réalité, nous sommes toujours restées en contact. Et bien, elle est revenue dans la région et elle ouvre son café littéraire à deux rues d’ici avec son mari. Elle m’a invitée à l’inauguration. Stéphanie aussi a été invitée. Elle me l’a dit hier au téléphone. Tu viendras avec nous ? Caroline a insisté sur le fait que ce sera très convivial, très familial. Elle a réussi à y réunir son frère et sa sœur les globe-trotters.
─ Pourquoi les globe-trotters ?
─ Et bien, Aurélie parcourt le monde pour suivre son ami Sébastien, qui est ornithologue, à la recherche des espèces d’oiseaux inconnues. Et Benoît travaille à Paris mais il se déplace très souvent sur tous les salons internationaux : il se passionne pour toutes les nouveautés technologiques propres à améliorer notre quotidien. Il assure que c’est le début d’une ère nouvelle. Selon lui, personne n’y échappera.
─ Il y a déjà longtemps, vous étiez souvent les uns chez les autres, durant vos années de lycée. Je trouvais ces jeunes très intéressants et j’aimais bien que vous les fréquentiez. Mais leurs parents sont séparés, je crois.
─ Oui. Cela a eu lieu l’année où Caroline passait son bacc. La pauvre n’a pas pu fêter sa réussite comme les autres filles. C’est peut-être pour rattraper ce temps-là qu’elle organise cette inauguration. Bon, alors, tu viens ?
─ Pourquoi pas.

Élisabeth, affable, passe d’un groupe à l’autre. Elle se penche vers sa fille, interrogative. Caroline jette un regard discret vers la porte, répond à sa mère.
Claude est arrivé avant Stéphanie et Delphine. Il ne reconnaît personne. Intimidé, il s’immobilise sur le seuil. Caroline, elle, l’a reconnu. Elle s’avance, se présente, passe son bras sous le sien. Elle le conduit auprès des autres. Comme tous ces jeunes ont changé !
─ Vous connaissez ma mère : elle venait nous chercher chez vous quand Delphine et Stéphanie nous invitaient.
Élisabeth, souriante, lui tend la main. Il la salue, étonné. Il se rappelait une petite femme effacée, toujours vêtue de gris et de noir, coiffée à la va-vite. Le voici en présence d’une personne élégante, sûre d’elle, qui l’entraîne vers le buffet. Il saisit un verre de champagne, le lui offre, en prend un autre :
─ Je porte un toast à la réussite de nos enfants. Bravo pour cette petite cérémonie.
─ Merci. Je suis heureuse pour Caroline et son mari : c’est un succès. Je souhaite que leur avenir soit à l’image de cette soirée.
Claude se sent de nouveau jeune. Il s’étonne de l’émoi qui monte soudain en lui. Il croyait son cœur éteint en même temps que celui de Françoise. Il s’enhardit.
─ Que penseriez-vous si je vous invitais au concert ? La semaine prochaine, l’orchestre philharmonique de Berlin interprétera des œuvres de Beethoven et de Mahler à l’auditorium.
─ Je penserais que c’est une charmante idée !



Élisabeth et Claude ont élu domicile dans la maison d’Élisabeth. La crémaillère sera pendue en ce début de juillet. Pour l’occasion, les petits enfants, porteurs d’espoir, promesse d’avenir, seront gâtés. Élisabeth et Claude ont pris grand plaisir à choisir avec soin chaque cadeau.



« Défaites vos paquets ! »
La fête est à son comble.
Au signal, les petites mains potelées, telles les abeilles affairées sur les lavandes d’été, s’agitent au-dessus des paquets. Bruissements de papier froissé, déchiré. Cris aigus, brefs, joyeux. Exclamations étonnées, enchantées. Sophie, Julien, Amandine et Fabrice manifestent bruyamment leur plaisir.
Regards attendris, les aînés sourient devant le bonheur rayonnant des enfants.
La pendaison de la crémaillère, symbole de l’établissement d’un nouveau foyer, réunit aujourd’hui toute la famille autour d’Élisabeth et de Claude.
C’est une belle fête, défaite des années sombres.
Danièle

mardi 18 octobre 2011

La première fois que tu as eu seize ans

La première fois que tu as eu seize ans

La première fois que tu as eu seize ans, je t’ai interdit de sortir par la porte, tu as sauté par la fenêtre. Évidemment, ta chambre était située au rez-de-chaussée. Mais tout de même, il était cinq heures du matin. Tu avais laissé un petit mot sur ton lit, bien en vue : « Ne t’inquiète pas, je suis parti surfer. »
Bien sûr, je me suis inquiétée ! J’ai sauté dans ma voiture. J’ai réveillé tous les parents de tes copains susceptibles de t’accompagner dans cette stupide équipée. Ils m’ont ouvert leur porte, hagards, sommeilleux, compréhensifs. Vérification faite par un coup d’œil dans la chambre de leur fils : non il n’était pas avec toi. Ils ne pouvaient donc pas m’indiquer où tu pouvais te trouver.
J’ai parcouru toute la côte depuis le point le plus éloigné que tu aurais pu choisir. C’était assez loin car je connaissais l’énergie qui était capable de te faire marcher, vêtu de ta combi, ta planche sous le bras, jusqu’au spot le plus intéressant. Mais la mer était calme. Et la plage était vide.
J’ai visité ainsi tous les points de départ possibles. Et toujours, la mer était calme et la plage était vide.
Cette plage vide faisait monter en moi l’angoisse, irrépressible. Même si je savais à quel point l’eau était ton élément. Je savais aussi comme tu étais prudent ordinairement et quasi inconscient quand il s’agissait de la glisse sur l’eau. Les scénarios les plus tragiques se bousculaient dans mon imagination. Dans le petit matin, le rivage pâle accentuait ma solitude. Seule, je te cherchais. Je scrutais la plage et la mer pour t’apercevoir. Le sable gris, la mer étale me répondaient que tu n’étais pas là, et me laissaient imaginer pourquoi : tu n’étais pas venu ici, tu étais déjà reparti, il t’était arrivé quelque chose, le pire, évidemment.
Le cœur de plus en plus serré, je regagnais ma voiture. Je quittais cette crique. Je poursuivais ma recherche quelques kilomètres plus loin. Même décor désert. Même crainte, un ton plus haut. Solitude de ma quête stérile, solitude de mon angoisse croissante. Je remontais dans ma voiture et, de spot en spot, me rapprochais de la maison. Sans toi.
J’avais garé la voiture devant le portail. Je revenais bredouille, le cœur lourd. Dans le tumulte de mon esprit, j’échafaudais les stratégies les plus efficaces pour te retrouver. La gendarmerie ? Les chiens policiers ? Les pompiers ? Les zodiacs et leurs plongeurs ?
Soudain, mon angoisse s’est muée en une colère É-CAR-LATE. Tu étais là, dans l’embrasure de la porte, souriant. « Maman, je me demandais pourquoi tu étais sortie si tôt. »
̶ Espèce de malade ! Je t’ai toujours dit de ne jamais aller surfer seul, et quand tu pars, tu préviens ! Que ce soit la dernière fois, ou tu seras définitivement interdit de surf ! »
Danièle






La première fois que tu as eu seize ans

La première fois que tu as eu seize ans, je t’ai interdit de surfer seul. Tu profitais de toutes les occasions pour jouer avec la mer en compagnie de tes copains. Vous escaladiez les vagues, puis vous glissiez, à la limite de la chute, portés par cette force liquide, parfois complice de vos exploits, parfois adversaire triomphante.
Vous restiez de longs moments, assis à califourchon sur vos planches, attendant LA vague. Celle qui monterait haut, s’enroulerait en un tube long et profond. Celle qui vous transporterait dans un monde liquide, bleu, mouvant, roulant. Celle qui partagerait avec vous sa puissance, sa vitesse. Celle qui vous communiquerait l’ivresse.
La « série » arrivait. Cinq vagues, régulières, de plus en plus amples. Toute la stratégie consistait à vous trouver au bon endroit, au bon moment, là où elle débuterait, exactement. Vous vous élanciez alors, plus vite qu’elle, comme pour la rattraper, la dépasser. Vous vous redressiez sur votre planche et vous entamiez une course vertigineuse. Épousant l’onde, vous glissiez, descendant et remontant son courant, équilibristes aquatiques, dans une danse acrobatique.
Se rapprochant de la rive, elle s’enroulait autour de vous. L’apothéose! Vous étiez dans le tube ! Vous poursuiviez votre glisse, à l’intérieur du monstre bienveillant, la main frôlant sa voûte. Le paradis. Éphémère. Elle s’écrasait sur la plage dans un fracas d’écume. Vous disparaissiez. La mousse s’étalait sur le rivage, vous y déposant, ravis.
Danièle

lundi 10 octobre 2011

L’OMBRE DES FEUILLES DE PLATANES

Maryse est sortie tôt ce soir pour être sûre de ne pas être en retard. Elle attend ce jour depuis plusieurs mois. De son travail à sa maison, la distance se mesure en heures. Ascenseur, course folle, bousculade à l’entrée du tram. La ville passe le matin dans un sens et le soir en sens inverse. Les passagers gardent les yeux fixés sur un point devant eux, indifférents, fatigués. Quelle est leur destination ? Quelqu’un les attend-il ? Maryse ne le saura jamais.
Il fait beau. L’ombre des feuilles des platanes danse sur les berges du fleuve.

Cette semaine, sa collègue Nadine lui a annoncé qu’elle attendait un bébé. Elle serait en congé dans six mois. Maryse l’a félicitée. Nadine lui manquerait durant ces quelques semaines. Serait-elle remplacée ? Maryse aime bien Nadine, elles déjeunent ensemble au Croc-Midi chaque mercredi, elles prennent le même tram le soir et font un bout de chemin en bavardant. Nadine descend deux stations avant Maryse.
Il fait beau. L’ombre des feuilles des platanes danse sur les berges du fleuve.

Un jour, quand Maryse a voulu acheter sa carte mensuelle de tram, la machine était en panne. Elle a dû payer son transport à l’unité. Le lendemain, tout était rentré dans l’ordre, elle a pu obtenir son titre de transport habituel. Elle n’a jamais voulu prendre un abonnement à l’année. Elle préfère rebondir d’un mois sur l’autre. Sait-on jamais.
Il fait beau.
L’ombre des feuilles des platanes danse sur les berges du fleuve.

Maryse regarde sa montre. Elle sera à l’heure. Elle a bien réuni, dans sa pochette rouge, tous les documents demandés. Elle a parfaitement préparé ce moment. Elle n’a d’ailleurs pas rencontré de difficultés particulières. La seule contrainte a été l’attente de l’accord de la banque. Aujourd’hui elle effectue la dernière démarche : la signature chez le notaire de l’achat de son appartement, 12, Quai des platanes, à quelques minutes du lieu de son travail.
Il fait beau. L’ombre des feuilles des platanes accompagnera désormais ses pas sur les berges du fleuve.
Danièle

samedi 8 octobre 2011

A marée basse

C’est l’heure de ramasser les coquillages a dit maman. Comme tous les jours, à marée basse, on est tous venus sur la plage. Tout le monde cherche des coquillages avec un seau, ou un sac en plastique. Ils marchent, dans tous les sens. Ils ne se mouillent pas les pieds parce que, quand on cherche les coquillages, on met des chaussures, c’est maman qui le dit. Il y en a même qui enfilent les bottes, comme mon papy. Il y a toujours beaucoup de monde à ce moment-là sur la plage. Ils sont tous au même endroit. Je leur tourne le dos, je sais qu’ils sont là, avec les enfants et même leur chien. Je peux même vous dire que je les entends, mais ce qu’ils disent ne m’intéresse pas. Moi, j’ai les fesses qui trempent dans l’eau. Je me suis trouvé une chouette flaque, juste pour moi. Le sable se malaxe comme de la terre. Je creuse autour de moi, et la mer remplit le trou en même temps. C’est comme un petit bac où l’eau baigne mes jambes et mes fesses. Qu’est-ce que je suis bien. Maman m’a laissée là tout à l’heure. Elle est super maman : elle veut bien que je reste toute seule. Oh, je ne suis pas toute seule, évidemment, puisque mes parents ne sont jamais très loin. Mais avec mon bob qui me cache les yeux, je ne vois rien, seulement la mare d’eau de mer autour de moi et je crois que je suis toute seule.

La mer monte. Elle n’arrive pas vite ici. Le sable est tellement imbibé que je plonge ma main dedans. Trrrrououou. C’est doux. Je sens tous les petits grains qui glissent entre mes doigts. Frrrrrrr . Maintenant, j’ai de l’eau par-dessus les jambes. Mon T-shirt est tout mouillé, jusque sous les bras. J’avais pris ma pelle, mais je n’en ai pas besoin. Je préfère creuser avec mes mains. Le sable est mouvant. Il bouge. On dirait qu’il est vivant. On dirait qu’il veut s’enfuir au fur et à mesure que j’essaye de l’attraper. C’est très rigolo. Je suis presque complètement entourée d’eau maintenant. Je crois que je suis une navigatrice perdue au milieu de la mer. Ohé ! Ohé ! Non, je ne crie pas. Je pense seulement : « Ohé ! Ohé ! »Si je criais, on viendrait me chercher. Je ne veux pas partir tout de suite. Clap, clap, clap. Je tape la surface, j’agite mes doigts entre le sable et l’eau. Ça clapote, ça fait des bulles. Blebleble. Aïe ! Je cligne des yeux. Mon bob me protège du soleil, mais l’eau brille et elle m’éblouit. Bon, où est maman ? Il ne faut pas que j’oublie ma pelle. Hop je l’attrape juste avant qu’elle soit complètement noyée. « Maman ! Maman ! Attends-moi ! Oui, je cours. Attends-moi, j’arrive. » Oufff.
Septembre 2011, Danièle Chauvin,
Illustrations Carole Menahem-Lilin
Danièle

vendredi 7 octobre 2011

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Les trottoirs étaient vides, mais ils n’étaient pas tristes. Les quartiers besogneux, dépeuplés les dimanches, respirent habituellement l'immobilisme, la solitude, une espèce de sentiment de fin, de néant. Mais, ici, la vie avait laissé son empreinte sur les murs de ces deux ateliers fermés. C’était comme si elle disait : « Je vous laisse un gardien des lieux, un ami qui vous tient compagnie les jours de solitude, une promesse de retour. »

Contraste. Lumières de soir et gris de pluie. Chaleur vibrante et vibration du graphe. Silhouettes animées et trompe l’œil Pop’art. Les rideaux métalliques baissés et les portes fermées restituaient la totalité des œuvres décoratives dans le calme de la rue déserte.

Mon regard hésitait à s’arrêter sur l’une plutôt que sur l’autre.

A ma gauche, l’incandescence d’un soleil couchant embrasait des immeubles dont les fenêtres éclairées répondaient au ciel par le même jaune d’or. De petits personnages, se détachant sur les carrés lumineux s’agitaient dans une conversation animée. On devinait dans cette fresque que la vie se poursuivait dans les appartements, au creux des foyers, que le bruit des conversations, des discussions plus ou moins futiles, plus ou moins violentes, avait reflué là quand il avait quitté la rue.
Je restais plantée au milieu de la chaussée, sans crainte d’être renversée par une voiture de livraison qui ne passerait pas avant le lendemain matin. J’imaginais les histoires de ces gens, leur trajet chaque jour pour se rendre au travail, et celui du retour jusqu’au seuil de la nuit. Vies laborieuses et pourtant nourries d’espoir, espoir d’une prochaine naissance ou d’une guérison, espoir d’une promotion ou d’un travail. Tout simplement espoir que la vie continue, un peu meilleure, un peu moins dure. Que demain sera peut-être un bon jour.

Le tagueur était-il l'un d'eux ?


J’ai fini par me détacher du crépuscule de la ville. Tournant le regard vers la droite, je me suis perdue alors dans les volutes grises, hyperboles gracieuses, mouvement vibratoire du camaïeu de gris. L’ondulation douce des lignes traversait le bâtiment, ou plutôt son rez-de-chaussée, comme les ondes légères provoquées à la surface d’une eau calme, par le choc délicat d’une feuille morte. Elle lui imprimait une nostalgie, comme une berceuse ancienne, une invitation au repos, à la sérénité, au départ dans le monde des nuits sereines rythmée par la douce ballade d'une pluie printanière, gage de récoltes abondantes.

Elle invitait à quitter le tumulte pour se laisser endormir au creux d'un rêve primitif. Je m'imaginais alors le petit, pas encore tout à fait enfant, percevant les remous de la vie, bien protégé au creux du ventre de sa mère. Là, tous ses sens déjà en éveil pouvaient recevoir en douceur les manifestations de l'agitation humaine, sans en ressentir pourtant la violence. Le filtre maternel transformait le vrombissement des moteurs en ronronnement, la cacophonie des altercations en mélodie, le tumulte de la foule en murmure.

Le tagueur était-il encore cet enfant ?

Danièle Chauvin, septembre 2011. Photo de Carole Menahem-Lilin. Autres photos de la série sur "Les rues de Carole" (Tribu des artistes)