Entrer dans cette caverne d’Ali Baba excitait toujours ma curiosité, comme si l’accès à ce lieu relevait d’une sorte d’aventure. C’était un espace tout en longueur éclairé d’un néon à la lumière froide et strictement utile ; on y entrait par l’un des petits côtés de ce grand rectangle et l’on en sortait par la même porte. Une fois à l’intérieur, le regard se perdait tout au fond, par-dessus de grands sacs et des cartons empilés dans un ordre qu’on avait voulu adapté tant bien que mal à leurs formes et à leurs dimensions. Un immense comptoir occupait presque toute la longueur, ne laissant à chaque extrémité que le passage d’une seule personne à condition que celle-ci s’y engageât de profil et ne possédât pas un ventre trop proéminant. Ce comptoir était fermé au-dessus par des rabats vitrés exposant et protégeant à la fois les articles les plus précieux du magasin.
Généralement, plusieurs clients attendaient leur
tour derrière celui qui se faisait servir à ce moment-là. Il était intéressant
d’observer ce que chacun était venu y chercher. Cela allait de cinq cents
grammes de pointes à tapisser, à une savonnette et du shampooing, en passant
par deux mètres de toile cirée ou un gros pot de colle à tissu. Derrière le
comptoir, des étagères cloisonnées en cases de différents volumes montaient
jusqu’au plafond depuis un meuble à multiples tiroirs. Chaque compartiment
ouvert ou fermé était étiqueté.
J’attendais mon tour sans impatience tant le
ballet du petit homme en blouse grise derrière son immense comptoir valait à
lui seul le déplacement. Il semblait glisser d’un bout à l’autre, ouvrant un
tiroir, se retournant et étendant le bras vers une case située derrière lui. Il
déposait l’article demandé devant le client, renseignait celui-ci sur ses
qualités ou sur son bon usage, notait son prix sur une des feuilles volantes
empilées devant lui, effectuait ses additions, les vérifiait sur sa caisse
enregistreuse dont le tiroir s’ouvrait automatiquement avec un bruit de
sonnette ; on le payait en espèces.
On pouvait lui demander presque tout ce qui
n’était pas alimentaire ou vestimentaire. Si on ne savait pas exactement ce qui
résoudrait un problème d’entretien, de décoration ou de réparation, il
suffisait de lui décrire ce que l’on souhaitait faire pour qu’il propose le
produit miracle ou l’objet indispensable. Dès que l’article désiré était
identifié, le petit homme en blouse grise se dirigeait immédiatement et sans
aucune hésitation vers son emplacement.
La fantaisie semblait exclue de cet univers
rigoureusement ordonné car la plus grande partie des marchandises relevait
de l’entretien ou du bricolage. Enfin, quand je dis bricolage… certains
artisans qui ne trouvaient leur bonheur que dans l’antre du petit homme en
blouse grise me reprendraient vertement pour ce vocable très mal choisi pour
parler de leur art ! Car colle, produits nettoyants, dissolvants,
protecteurs, couvrants, outils spécifiques pour serrer, visser, limer, percer,
scier, découper, mesurer petites ou grandes longueurs, rouleaux adhésifs, de
fil de fer, de fil électrique, clous, vis, boutons de tiroirs, interrupteurs,
douilles, ampoules, piles etc qui leur étaient utiles dans l’exercice de leur
métier se trouvaient à coup sûr chez le petit homme en blouse grise ; au
besoin, il était possible d’en commander en quantité.
Et pourtant ! On rencontrait aussi, dans
cette caverne, des dames, jeunes ou moins jeunes, choisissant un fard à
paupière ou demandant le nouveau parfum d’une marque connue, des ados réclamant
le gel superstrong indispensable à la bonne tenue de leur crête alors à la
mode, des enfants accompagnant les adultes et attirés par des pistolets à eau
ou des baudruches, des personnes en quête d’un coffret original ou d’une petite
lampe de chevet. Le petit homme en blouse grise, sérieux mais courtois
soulevait alors les vitrines de son comptoir pour en extirper les articles les
plus précieux.
Chaque fois que j’entrais dans la droguerie-quincaillerie de
monsieur Desloges, ma curiosité n’était jamais déçue car j’y découvrais
toujours un objet dont j’ignorais l’existence et c’était pour moi un
émerveillement devant une telle quantité de choses, certaines minuscules,
d’autres plus volumineuses, toutes rangées minutieusement, évidemment
répertoriées avec soin, dont la gestion me semblait un exploit.