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vendredi 10 décembre 2021

Prendre le train en marche 5

 

   Tu sais que mon beau-frère est commandant d’un navire et qu’il s’absente toujours pour deux à trois semaines au moins. Or, ma sœur doit impérativement subir une opération chirurgicale cet été.

    Évelyne se pencha vers lui.

    – C’est grave ?

    – Non, c’est juste un kyste qui devient un peu gros. Mais elle a déjà reculé plusieurs fois l’échéance, alors cela devient gênant, son médecin l’a obligée à prendre un rendez-vous ferme à la clinique.

    – Et alors ?

    – Il n’y avait qu’une date possible. Le problème vient de ses enfants qu’elle doit confier à quelqu’un car son mari sera absent à cette période-là.

    – Et bien sûr, toi, tu seras là. En quoi cela me concerne-t-il ?

    – Eh bien, cela remet en cause nos projets, car je dois les recevoir à ce moment-là chez moi.

    Évelyne resta muette quelques instants. Patrick la regardait anxieusement, mais, à sa grande surprise, elle ne semblait pas affectée. Elle réfléchissait intensément, regard fixe, sourire en coin.

    – Prendre le train en marche. Tu sais ? J’ai l’habitude. Que dirais-tu d’une gouvernante à domicile pour dorloter tes neveux ?

    – Mais… Que vont penser les enfants ? Et leurs parents ?

    – N’est-ce pas l’occasion de  rendre notre relation officielle ?

    – Mais alors…

    – Oui, je serais très honorée d’entrer dans ta famille.

    – Alors…Tu voudrais bien … m’épouser ?

    – Oui, évidemment. Et nous avons juste assez de temps pour être mariés avant le 15 août, et recevoir tes neveux chez nous. Mais nous devons nous organiser dès à présent : trouver un endroit, inviter tout le monde, commander le curé, le maire, le repas, la musique.

    Patrick, éberlué, la regardait prendre son carnet, son crayon, et commencer à inscrire la liste des choses à faire d’ici-là.

 

    Ils se marièrent le 10 août, par un superbe après-midi ensoleillé, et ils furent très heureux pendant quinze jours, avec les neveux de Patrick.

 

    Je peux vous dire qu’ils furent très heureux aussi après.

mercredi 8 décembre 2021

Prendre le train en marche 4

    Lorsqu’elle pénétra dans la gare, il était déjà là, évidemment. Très calme, il attendait, debout à côté de sa valise, tourné dans sa direction. En s’approchant de lui, elle s’étonna de n’avoir jamais remarqué qu’il était plutôt petit. Elle le trouvait pourtant rassurant, même un peu protecteur, ce qui, bizarrement, la touchait plus qu’elle ne voulait le laisser paraître. Au milieu des gens qui se hâtaient en tous sens, il restait immobile, indifférent à l’agitation générale. Dès qu’elle fut assez proche de lui, elle discerna son sourire. Il la regardait avec infiniment de bienveillance. Il était heureux de la voir. Elle comprit à cet instant qu’il prenait la place la plus importante au milieu de tout ce qui comptait dans sa vie. Elle déposa son bagage au sol et jeta ses bras autour de son cou. Lorsqu’elle le lâcha, elle était rose d’émotion, surprise elle-même de son geste.

    Même moi, j’en suis encore stupéfaite. Qui aurait pensé à une attitude aussi spontanément affectueuse de la part de ma cousine ?

 

    Le chef de gare siffla. Patrick prit les deux valises, les déposa dans la voiture. Puis il se retourna vers Évelyne, la saisit sous le bras et l’aida à monter. Elle sauta les trois marches du wagon sans effort apparent. Quelle légèreté ! Légèreté et élégance.  Elle ne portait rien de précieux ou de très sophistiqué, mais elle avait l’art d’associer les couleurs qui lui seyaient, de nouer son foulard d’une manière très personnelle. Il la regarda marcher devant lui, cherchant dans les compartiments deux places disponibles. Elle passait la tête dans la porte, demandait gentiment si deux places étaient libres. On lui répondait avec le sourire. Sa courtoisie joyeuse était communicative. Elle remerciait. Un regard expressif vers lui en même temps qu’un haussement d’épaule résigné, et elle reprenait sa quête.

    Enfin, ils s’assirent l’un près de l’autre.

 — Prends le côté fenêtre, ce sera plus agréable.

 — Merci c’est aimable à toi, répondit-elle.

 Elle s’installa, jeta un coup d’œil au dehors, se tourna vers lui.

— C’est la première fois qu’on m’aide à monter dans un train.

— Cela te déplaît ?

— Oh non. Au contraire, j’aime beaucoup. Cela me change de mon adolescence où j’étais toujours en retard, et que je prenais le train en marche. 

     Il lui prit la main et la garda dans les siennes. Elle trouva cela très doux. Elle se laissait apprivoiser.

    C’est ainsi qu’Evelyne et Patrick débutèrent ce que il est convenu d’appeler une histoire d’amour.

    Le samedi se déroula comme à leur ordinaire. Pourtant, le climat avait changé. D’abord parce que le printemps répandait fleurs nouvelles et chants d’oiseaux, puis parce que le ton de la conversation de nos tourtereaux se faisait plus complice, plus attentionné. Le dimanche leur sembla plus court que d’ordinaire. Est-ce parce que les jours allongeaient en cette fin mars, ou…

    N’extrapolons pas.

    Toujours est-il qu’ils s’étaient mis d’accord pour une date et un lieu de vacances ensemble. Où ? Je ne le sais pas et vous ne le saurez jamais non plus, d’ailleurs, car comme le veut l’adage : « L’homme propose et… ». En revanche, quand ? Vous verrez.

 

    Les semaines passèrent sereinement au travail et avec Patrick. L’été se rapprochait. On parlait vacances à la pause déjeuner. Catherine, Chantal et Jacqueline avaient des projets aussi différents que leurs personnalités. Chantal rejoindrait un groupe de jeunes sur un chantier archéologique au fin fond de la Turquie, pour Catherine se serait barbe-queue, baignade, bronzage sur une plage méditerranéenne avec sa tribu, tandis que Jacqueline s’était inscrite sur un safari photos en Zambie.

— Et toi, Évelyne, ce sera quoi, tes vacances ?

— Patrick et moi avons décidé de passer deux semaines à partir du 15 août dans un lieu que nous ne communiquerons pas, car ce sera pour nous une sorte de test de vie à deux.

— Alors, c’est sérieux ?

— On dirait.

— Tu caches bien ton jeu. C’est une surprise pour nous qui te trouvons si indépendante. Il doit être formidable ce Patrick pour t’avoir prise ainsi dans ses filets.

— Je n’en reviens pas moi-même. Mais Patrick est quelqu’un de très particulier. Plus je le connais, plus il me plaît.

— Alors bonne chance à toi !

Les quatre amies se séparèrent pour rejoindre leurs bureaux.

Quand Évelyne pénétra dans le sien, le téléphone sonnait. La standardiste lui passa Patrick.

— Bonjour Évelyne. Excuse-moi de te déranger, mais j’aurais quelque chose à te demander. Pourrions-nous nous voir ce soir ?

— Rien de grave ?

— Non, rien de grave, seulement très important.

— OK. À ce soir, donc.

Évelyne était perplexe car elle avait perçu du souci dans la voix de Patrick. De quoi s’agissait-il ?

 

    Ma cousine n’était pas le genre de fille à s’appesantir sur ses préoccupations quand l’heure demandait son attention sur d’autres sujets. Elle reprit donc son travail, mais elle ne put se défendre contre une inquiétude sourde. La concentration sur ses tâches parvinrent difficilement à l’en distraire. Il fallait bien admettre qu’elle commençait à ressentir une réelle affection pour Patrick et qu’elle n’aimait pas l’idée qu’il puisse avoir des problèmes ou des ennuis.

 

    Quand la journée prit fin, elle attrapa vivement son sac à main et sortit rapidement. Patrick l’attendait sur le trottoir.

— Allons prendre un rafraîchissement.

    Ils s’installèrent à la terrasse d’un café. Avril caressait la ville de ses effluves de fraîcheur et d’herbe tondue.

— Je ne sais pas ce que tu veux me dire, mais c’est pour moi une occasion de partager cette soirée avec toi, il fait si bon !

    Évelyne fait partie de ces gens qui savent prendre les petits instants de la vie comme des cadeaux. Ah ! Patrick, tu es peut-être très particulier, comme elle dit, mais sache reconnaître la chance que tu as de plaire à ma cousine.

— Je suis très ennuyé. 

mercredi 1 décembre 2021

Prendre le train an marche 3

 Patrick, se sentant découvert, ne pouvait plus reculer.

– Non, tout va bien mais je voudrais te demander quelque chose.

Evelyne le regarda fixement. Que voulait-il ? Un service ? Il n’y avait pas lieu de craindre sa réponse. Elle accepterait sans hésiter. Elle adorerait lui rendre service.

– … ensemble ? …Tu ne m’as pas écouté ?

– Heu, si. Mais je n’ai pas tout compris.

– C’est pourtant simple : vivre ensemble ! Je te demande si tu voudrais que nous vivions ensemble. 

Evelyne fut surprise. Elle était loin de cela. Elle n’y avait jamais pensé. Elle s’était installée confortablement dans cette relation qui complétait sa vie, la profession d’une part, le cœur de l’autre. Pourtant, quand elle y avait réfléchi, durant ses rares moments d’inaction, elle avait bien dû admettre qu’elle serait vraiment triste s’ils devaient se séparer.  Patrick avait pris une place plus importante qu’elle ne l’aurait cru dans son esprit. Cette demande méritait réflexion.

– Écoute… Tu me prends au dépourvu… Jusqu’à aujourd’hui, je suivais mon bonhomme de chemin sans me poser de question. Je me sens bien. Mais c’est vrai, si je suis honnête avec moi-même, je dois dire que je me sens encore mieux ces derniers temps, c’est à dire en fait, depuis que je te connais…

– A la bonne heure ! Alors, c’est oui ?

– Ecoute, je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse. »

– OK, OK. Je ne te bouscule pas. Nous en reparlerons dans quelques temps. »

 

Au travail, elle se fit des copines. Il y eut Catherine la comptable, puis Chantal l’assistante du DG et Jacqueline la maquettiste. Cette complicité l’aida à s’opposer aux attaques perfides de Régis Valdeau. En particulier le jour où il « oublia » de l’avertir de la décision du DG d’avancer de deux jours la présentation du nouveau projet car leur client principal était de passage plus tôt que prévu. Heureusement, un soir, en se rendant toutes les trois à l’arrêt du bus, Chantal commença à rouspéter à propos de la pression engendrée par l’urgence du dossier « Le réveil musical ».

– Pourquoi, l’urgence ? s’informa Evelyne.

– Eh bien parce que je me croyais en avance. Résultat, le patron veut tout sur son bureau deux jours plus tôt !

– Mais, je ne suis pas au courant !

– Comment, Valdeau ne t’as rien dit ? C’est ton patron pourtant.

– Non, je ne sais rien. Mais pas de panique : j’ai pratiquement terminé pour ce qui me concerne. Pourtant, heureusement qu’on en parle, les copines ! Je vais m’organiser pour donner la priorité à ce dossier-là, ça m’évitera de passer la nuit au bureau pour peaufiner les derniers détails.  Car j’imagine que ce pourri de Valdeau me l’aurait dit quand même, mais assez tard pour que ça me perturbe. Je ne sais pas ce que je lui ai fait à celui-là, mais il ne rate pas une occasion de me nuire.

– On prétend en coulisse que tu aurais obtenu le poste qu’il convoitait pour son neveu. Tu sais, celui qui arrive toujours le premier aux réunions. C’est un bon professionnel, mais il manque d’un petit quelque chose que tu dois avoir si le boss t’a choisie toi.

En arrivant chez elle, encore effarée de la malveillance de Valdeau, Evelyne releva machinalement son courrier. Il n’y avait qu’une enveloppe. Elle ne regarda même pas d’où elle venait. Ce fut seulement lorsqu’elle fut débarrassée de ses clés, de son sac et de son manteau qu’elle l’ouvrit. Elle n’avait pas remarqué l’écriture de Patrick sur l’enveloppe, qu'elle ne connaissait pas, mais la signature, au bas de la missive, ne laissait aucun doute. Pourquoi lui écrivait-il ? Ils s’étaient vus la veille encore à midi. Ils devaient se retrouver dimanche. Elle lut :

« Chère Évelyne,

Tu dois être surprise de cette missive. Mais dans certains cas, un peu de solennité s’impose. Ainsi donc, je souhaite t’inviter dès à présent à passer deux semaines durant les congés d’été avec moi, sur la destination que nous choisirons ensemble.

J’ai cru comprendre que tu n’étais pas prête à partager complètement ta vie avec moi et j’ai pensé à cette solution intermédiaire. Elle nous permettra de mieux nous connaître au quotidien sur une courte période.

Donne-moi ta réponse dimanche.

Je suis impatient de te retrouver…

 

Evelyne resta pensive un moment. En lisant les mots de Patrick, elle en avait oublié la méchanceté de Valdeau. Elle prit alors conscience de l’influence que Patrick avait sur elle. D’une part, elle sentait l’étau sentimental se resserrer sur son cœur de  jeune fille indépendante et d’autre part, bizarrement, cela lui convenait totalement. Bien sûr, elle accepterait son invitation. Où pourraient-ils passer leurs vacances ?

Evelyne se mit à chantonner en préparant son dîner. Demain serait un autre jour qu’elle débuterait tôt afin de travailler sur le dossier « Le réveil musical » et on verrait ce qu’on verrait !

 

Ce jeudi soir, Evelyne croisa Régis Valdeau en sortant de l’ascenseur.

— Ah ! Evelyne, je vous cherchais.

– Je n’ai pas quitté mon bureau, monsieur.

– Je sais, je sais. J’ai été très occupé toute cette semaine. Je n’ai pas eu le temps de vous informer. Le patron demande que le dossier « Le réveil musical » soit bouclé lundi. Le client arrive mercredi au lieu de vendredi.

– C’est aimable de m’avertir. A propos, je voulais vous demander l’autorisation de sortir une heure en avance vendredi soir car je devrai prendre un train plus tôt que je ne pensais.

– Je n’ai aucune objection sous réserve que vous ayez terminé votre partie du dossier. Je le veux sur mon bureau avant votre départ.

– Il n’y a aucun problème à ce sujet : je viens de passer chez votre secrétaire pour le lui remettre justement. J’ai légèrement décalé mes autres dossiers pour achever celui-ci. Bonne soirée, monsieur. 

Imaginez la tête du petit chef ! Bouche bée, yeux ronds, mains crispées sur son revers de veste, devant l’ascenseur qui venait de se refermer.

J’en souris moi-même en vous le racontant.

 

Le vendredi soir, Évelyne ferma la porte de son bureau et quitta son travail d’un pas léger. Elle devait retrouver Patrick sur le quai, juste devant le train. Aujourd’hui, il n’était pas question de le prendre en marche.


jeudi 25 novembre 2021

Prendre le train en marche 2

     Donc elle rencontra Patrick. Où ? Quand ? Comment ? Je ne l’ai jamais su et d’ailleurs cela n’a pas d’importance. Il lui fit une cour discrète, tellement discrète qu’elle ne s’en aperçut pas tout de suite. Il lui cédait son tour dans la file d’attente du restaurant qu’ils fréquentaient à midi, il lui demandait la permission de s’asseoir à sa table. Elle en éprouvait du plaisir car sa conversation était distrayante et son humeur toujours joyeuse. Mais son esprit à elle, rempli par ses tâches et ses projets professionnels, ne s’attardait pas à l’attitude amicale de Patrick : il ne faisait pas partie de ses projets. Quand il finit par l’inviter à dîner, elle sursauta. Il fut surpris de sa réaction. Elle va refuser, pensa-t-il. Elle le regarda, incrédule : il se moque de moi ? Il reprit : 

— Accepteriez-vous de dîner avec moi demain soir ? 

– Pourquoi pas. »

    Ils s’accordèrent sur l’heure et le lieu de leur rendez-vous, échangèrent leur numéro de téléphone. Elle consulta sa montre, et poussa un petit cri :  Je vais être en retard !  Elle attrapa son sac et s’éclipsa.

 

    Elle escalada les escaliers et arriva en salle de réunion pile à l’heure. Lorsqu’elle entra, le sourire narquois de Régis Valdeau  s’effaça, remplacé par un long soupir de  déception. Il ne la prendrait pas en faute encore aujourd’hui, mais elle ne perdait rien pour attendre. Or, ainsi que vous connaissez Evelyne, elle avait intercepté le changement de mimique de son collègue et immédiatement compris qu’elle devait le redouter. Elle se promit de ne lui laisser aucune occasion de la mettre en difficulté. Comme de coutume, elle remplit parfaitement son rôle, ses interventions furent jugées judicieuses. La journée se termina sans encombre.

 

    Le lendemain après-midi, son téléphone sonna sur son bureau. Elle avait pourtant demandé qu’on ne lui transmette aucun appel Elle ne décrocha pas. Tellement absorbée par son travail depuis le matin, elle n’était même pas sortie se restaurer à midi. Quand enfin elle passa devant la standardiste, celle-ci l’interpella poliment :

    — Un certain Patrick a insisté pour que je note son message. 

    Evelyne prit la feuille de papier qu’on lui tendait et lut : « J’espère que vous allez bien. Je ne vous ai pas vue à déjeuner. Rappelez-moi pour confirmer notre rendez-vous. » Patrick ! Elle l’avait oublié. Elle regarda l’heure. Elle avait juste le temps de faire un saut chez elle pour se changer. Elle se demanda s’il n’était pas trop tard pour le rappeler. Elle retourna dans son bureau.

       — Allô ? Patrick…. C’est Evelyne…. Oui, je vais très bien, merci… Un gros dossier m’a accaparée toute la journée, excusez-moi… Oui, bien sûr, je suis toujours d’accord pour ce soir… Très bien… A tout à l’heure alors. 

 

Je vous assure qu’il aurait été regrettable qu’elle manquât le rendez-vous car cette histoire n’aurait pas eu de suite!

 

    Patrick se montra sous un jour nouveau. D’intéressant, il devint drôle. De courtois, il devint attentionné. Ma cousine se surprit à sentir monter en elle comme un début de sentiment jusqu’ici inconnu. Quelques autres soirées suivirent, toujours très agréables. Elle appréciait de plus en plus sa compagnie. C’était réciproque apparemment. Ils prirent l’habitude de passer un week-end sur deux ensembles. Chaque nouveau rendez-vous voyait leur relation évoluer vers une douce habitude. La tendresse s’installait, émaillée de mots doux, de petites attentions affectueuses. Ils vivaient ces journées hors du temps à l’abri des vicissitudes du quotidien. Evelyne remarqua bientôt qu’elle attendait de plus en plus impatiemment ces samedi-là, mais elle refusa de s’y attarder. Ce rythme lui convenait parfaitement car elle souhaitait conserver une part de liberté absolue, voire de solitude. Enfin, c’est ce qu’elle prétendait.

 

    Au cours de l’un de ces week-ends, Patrick parut à Evelyne plus embarrassé qu’à l’ordinaire. Il lui sembla pensif, et même légèrement anxieux.

    – Que se passe-t-il, Patrick ? Tu parais inquiet.


mercredi 24 novembre 2021

Prendre le train en marche 1

 

Prendre le train en marche, Evelyne en avait l’habitude depuis son adolescence. A cette époque, elle habitait à plusieurs kilomètres du lycée et, malgré ses bonnes résolutions réitérées chaque soir, le lendemain matin, elle arrivait systématiquement sur le quai au moment où le train démarrait. Elle était devenue experte dans sa manière de sauter à l’intérieur du wagon et de rétablir son équilibre avec un naturel extraordinaire, s’installant tranquillement et commençant à deviser avec ses voisins comme si elle les connaissait depuis toujours. Cela ne serait plus possible aujourd’hui où les portes se referment hermétiquement avant l’ébranlement du convoi.

La vie donna à ma cousine bien d’autres occasions de montrer au monde en général et à vous, lecteurs, en particulier, avec quelle virtuosité elle savait s’engager dans une action déjà en marche.

 

Cette capacité remarquable lui valut, peu de temps après son arrivée dans l’entreprise qui l’avait embauchée, de remplacer au pied levé un collègue de façon tellement efficace qu’elle fut maintenue dans le poste, au grand dam des commères bien intentionnées et des représentants  syndicaux qui voyaient d’un mauvais œil leur petit train-train d’avancement de carrière bousculé.

 

Comme vous pouvez l’imaginer, elle n’eut pas que des amis dans l’entreprise. Elle n’eut pas non plus que des ennemis. Mais Régis Valdeau était l’un d’eux, et de taille. Pensez donc : bien que sa position hiérarchique lui donnât un certain pouvoir de décision, Monsieur Baldonneur, le DG, ne trouva pas nécessaire de le consulter dans cette affaire de promotion. Encore bien heureux qu’il l’en eût informé ! De quoi aurait-il eut l’air devant les employés s’il n’avait pas au moins une petite longueur d’avance sur eux ?

Décidément, ma cousine bousculait les codes. Et cela la réjouissait. Elle était dans le sens de la vie, dans l’action, dans l’avenir. Toujours à l’aise dans n’importe quelle situation, elle s’adapta très vite à sa nouvelle position. Elle se fit même des amis. Des amis comme ceux de Facebook, évidemment. Des gens qui acceptaient d’échanger avec elle des informations, des gens qui acceptaient sa collaboration, voire qui l’appréciaient.

 

Et le train de la vie poursuivit son chemin quelques années. Jusqu’au jour où elle rencontra Patrick. Là, l’histoire prit une autre tournure.

vendredi 19 novembre 2021

Haïkus : automne

 

T-shirt Pull-over

Rayons chaleureux vent frais

Automne hésitant

 

Transparence dorée

Le marronnier nu

Haute silhouette graphique


Farandole cuivrée

Le vent taquine le sous-bois

Craquent nos pas

 

 

Cris des écoliers

Sur le ciel encore azur

Dernier trait de soleil

 

Humus odorant

Obscurité palpitante

Le brame du grand cerf

 

Pluie fine et petit vent

La rue luit faiblement

Liquide horizon

 

Tristesse des jours gris

Le village emmitouflé

Une silhouette floue s’estompe

mercredi 13 octobre 2021

Chez le petit homme en blouse grise

 
Entrer dans cette caverne d’Ali Baba excitait toujours ma curiosité, comme si l’accès à ce lieu relevait d’une sorte d’aventure. C’était un espace tout en longueur éclairé d’un néon à la lumière froide et strictement utile ; on y entrait par l’un des petits côtés de ce grand rectangle et l’on en sortait par la même porte. Une fois à l’intérieur, le regard se perdait tout au fond, par-dessus de grands sacs et des cartons empilés dans un ordre qu’on avait voulu adapté tant bien que mal à leurs formes et à leurs dimensions. Un immense comptoir occupait presque toute la longueur, ne laissant à chaque extrémité que le passage d’une seule personne à condition que celle-ci s’y engageât de profil et ne possédât pas un ventre trop proéminant. Ce comptoir était fermé au-dessus par des rabats vitrés exposant et protégeant à la fois les articles les plus précieux du magasin.

Généralement, plusieurs clients attendaient leur tour derrière celui qui se faisait servir à ce moment-là. Il était intéressant d’observer ce que chacun était venu y chercher. Cela allait de cinq cents grammes de pointes à tapisser, à une savonnette et du shampooing, en passant par deux mètres de toile cirée ou un gros pot de colle à tissu. Derrière le comptoir, des étagères cloisonnées en cases de différents volumes montaient jusqu’au plafond depuis un meuble à multiples tiroirs. Chaque compartiment ouvert ou fermé était étiqueté.

J’attendais mon tour sans impatience tant le ballet du petit homme en blouse grise derrière son immense comptoir valait à lui seul le déplacement. Il semblait glisser d’un bout à l’autre, ouvrant un tiroir, se retournant et étendant le bras vers une case située derrière lui. Il déposait l’article demandé devant le client, renseignait celui-ci sur ses qualités ou sur son bon usage, notait son prix sur une des feuilles volantes empilées devant lui, effectuait ses additions, les vérifiait sur sa caisse enregistreuse dont le tiroir s’ouvrait automatiquement avec un bruit de sonnette ; on le payait en espèces.

On pouvait lui demander presque tout ce qui n’était pas alimentaire ou vestimentaire. Si on ne savait pas exactement ce qui résoudrait un problème d’entretien, de décoration ou de réparation, il suffisait de lui décrire ce que l’on souhaitait faire pour qu’il propose le produit miracle ou l’objet indispensable. Dès que l’article désiré était identifié, le petit homme en blouse grise se dirigeait immédiatement et sans aucune hésitation vers son emplacement.

La fantaisie semblait exclue de cet univers rigoureusement ordonné car la plus grande partie des marchandises relevait de l’entretien ou du bricolage. Enfin, quand je dis bricolage… certains artisans qui ne trouvaient leur bonheur que dans l’antre du petit homme en blouse grise me reprendraient vertement pour ce vocable très mal choisi pour parler de leur art ! Car colle, produits nettoyants, dissolvants, protecteurs, couvrants, outils spécifiques pour serrer, visser, limer, percer, scier, découper, mesurer petites ou grandes longueurs, rouleaux adhésifs, de fil de fer, de fil électrique, clous, vis, boutons de tiroirs, interrupteurs, douilles, ampoules, piles etc qui leur étaient utiles dans l’exercice de leur métier se trouvaient à coup sûr chez le petit homme en blouse grise ; au besoin, il était possible d’en commander en quantité.

Et pourtant ! On rencontrait aussi, dans cette caverne, des dames, jeunes ou moins jeunes, choisissant un fard à paupière ou demandant le nouveau parfum d’une marque connue, des ados réclamant le gel superstrong indispensable à la bonne tenue de leur crête alors à la mode, des enfants accompagnant les adultes et attirés par des pistolets à eau ou des baudruches, des personnes en quête d’un coffret original ou d’une petite lampe de chevet. Le petit homme en blouse grise, sérieux mais courtois soulevait alors les vitrines de son comptoir pour en extirper les articles les plus précieux.

Chaque fois que j’entrais dans la droguerie-quincaillerie de monsieur Desloges, ma curiosité n’était jamais déçue car j’y découvrais toujours un objet dont j’ignorais l’existence et c’était pour moi un émerveillement devant une telle quantité de choses, certaines minuscules, d’autres plus volumineuses, toutes rangées minutieusement, évidemment répertoriées avec soin, dont la gestion me semblait un exploit.

lundi 11 octobre 2021

Désaccord

Les soirées, à l’appartement que je louais avec Aurélie, étaient remplies de musique et de copains venus partager une heure, un verre, un repas ou plus... C’était l’occasion de discussions sans fin sur le relief du temps ou la couleur des opinions. Ils apportaient souvent de quoi se sustenter et se désaltérer, même si notre frigo contenait toujours l’essentiel. Il y avait Vivien, Béatrice, Anne-Lise, Hugo et quelques autres. Tout le monde s’installait autour de la table du salon qui se couvrait alors de gourmandises salées ou sucrées apportées par les convives et dans lesquelles on piochait à son gré jusqu’à épuisement. Les conversations commençaient par des sujets très sérieux : intellectuels, philosophiques, culturels, sociétaux, bref, on reconstruisait un monde meilleur — enfin, les avis étant très divers, je ne sais pas à partir de quand et selon quels choix il serait réellement meilleur. Le ton se faisait docte ou passionné, chacun détenant sa vérité. Puis, l’alcool allégeait l’ambiance et les anecdotes cocasses s’enchaînaient, ainsi que les plaisanteries plus ou moins fines.
Aurélie avait le don de maintenir une atmosphère conviviale ; elle savait relancer une discussion en passe de s’éteindre, ou ramener ses invités vers des climats plus doux quand les esprits commençaient à s’échauffer.

Cette animation quasi quotidienne m’avait d’abord surprise, mais j’y avais finalement pris goût.

Aurélie était une collègue avec qui j’avais immédiatement sympathisé. Nous grignotions notre sandwich assises côte à côte sur un banc du jardin public situé juste en face de la banque qui nous employait. Une ou deux fois par semaine, nous poursuivions la journée à la terrasse d’un café ou au cinéma. Jusqu’au jour où elle m’a fait part d’une trouvaille incroyable : un appartement à deux pas du travail, lumineux, au cinquième étage d’un immeuble à la jolie façade haussmannienne, et donc doté de son balcon. Mais voilà, il lui fallait trouver une colocataire pour réduire le coût du loyer, et surtout se sentir moins seule dans ce grand trois pièces. Après une visite enthousiasmante, je signai le contrat de colocation.

Tantôt bercée par la mélodie joyeuse des voix de nos visiteurs, tantôt partie prenante d’un vif débat, j’appréciais beaucoup ce bouillonnement d’idées et de bons mots, ces envolées extrêmes et ces franches rigolades.

Une ou deux fois Vivien était arrivé, accompagné de Jean-Paul.

Je détestais Jean-Paul. Dès qu’il s’asseyait sur notre canapé, il monopolisait la parole. Il savait tout sur tout, avait rencontré quantité de gens importants, connaissait les lieux branchés, avait pratiqué le tennis, l’aviron, le golf, la voile…

 

Un vendredi, pendant que nous rangions l’appartement, Aurélie remarqua :

— Tu parais fatiguée.

Sans vouloir m’appesantir là-dessus, sachant qu’une nuit réparatrice serait le meilleur remède, je ne relevai pas. Elle insista.

— C’est vrai qu’il y a eu du bruit, et que nous avions deux personnes de plus que d’habitude, mais nous avons passé une bonne soirée, non ?

— M’ouais…

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

   C’est ce Jean-Paul… Il m’agace un peu.

— Un peu ? et c’est ce qui te rend aussi morose ?

— Bof, ce n’est rien. D’ailleurs, il ne vient pas souvent.

— C’est vrai et c’est dommage car je le trouve tellement intéressant.

— Intéressant ! Hâbleur, plutôt !

En disant cela, je heurtai le bord de l’évier avec la pile d’assiette.

— Eh ! Ne casse pas la vaisselle !

— Justement, la vaisselle. Parlons-en. On pourrait envisager de se faire aider avant que tout le monde ait disparu, non ?

   Ce n’est pas grave, on a vite fait à nous deux.

— Oui, mais chaque fois c’est pareil : il n’y en a pas un qui se proposerait.

Aurélie rangeait les petits fours apportés par Béatrice dans une boîte afin de les conserver au frigo.

— Ils étaient délicieux ces gâteaux, dit-elle en léchant le bout de ses doigts couverts de sucre glace. Et la salade d’Hugo était copieuse. Finalement, chacun nous a gâté.

— Sauf Jean-Paul.

   Tu sais bien que Vivien l’a rencontré en venant ici.

— Comme par hasard. Un pique-assiette, voilà comment je le qualifie, moi.

Et la pauvre porte du lave-vaisselle n’a pas compris pourquoi elle était traitée aussi brutalement.

— Tu exagères. Ce n’est que la deuxième ou la troisième fois qu’il vient.

— Qu’est-ce que vous lui trouvez tous à ce Jean-Paul à la fin ? Vous êtes tous béats devant lui. Je ne vois pas pourquoi.

— Il a toujours des anecdotes surprenantes à raconter.

— Il a surtout un bagout qui ne me plaît guère. Et d’abord, d’où il sort celui-là, hein ?

Aurélie posa l’éponge avec laquelle elle venait d’essuyer la table et s’appuya contre l’évier. Elle se grattait la tête.

— Je ne sais pas trop. Il me semble qu’il est partenaire de tennis de Vivien de temps en temps.

— Oui, et alors ? C’est pas une situation, ça. Il a un métier ? Il étudie quelque chose ? On sait si ce qu’il nous raconte est véridique ? Comment il connaît ces gens et ces endroits chics ? Il bluffe ? C’est un gigolo ? Il ne m’inspire pas confiance. J’aimerais mieux ne plus le voir ici. Je vais en toucher deux mots à Vivien dès que possible.

Sur ce, je me dirigeai vers ma chambre, mais Aurélie me retint par le bras. Sidérée par ce geste inattendu, je me retournai vers elle.

— Je ne vois aucune raison de lui interdire notre porte. C’est apparemment un copain de Vivien et à ce seul titre, il est bienvenu ici.

Le ton était péremptoire. Que cachait ces mots ?

— Je ne suis pas sûre que Vivien et lui soient réellement proches, repris-je. J’ai eu l’impression qu’il était plutôt gêné de nous l’imposer. Et j’ai remarqué qu’il était beaucoup plus cool quand il venait seul. Ce soir, il était complètement coincé ; il n’a presque pas parlé.

— Tu te racontes des salades. Vivien était comme d’habitude et moi j’étais très contente de voir Jean-Paul.

Nous y étions donc. Jean-Paul avait charmé Aurélie, mais comment, et pourquoi ? Ma copine n’était pourtant pas facilement influençable. Je ne lui connaissais pas d’amoureux. Elle affirmait d’ailleurs souvent se méfier des hommes.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? m’étonnai-je. Je ne te reconnais pas ce soir.

Elle sembla embarrassée. Que me cachaient-ils, elle et Vivien ? J’étais fatiguée et peu curieuse de connaître la vérité ce soir. J’entrai dans ma chambre sans un mot et refermai la porte.

Le lendemain, nous partagions le petit-déjeuner dans la cuisine, apaisée par une bonne nuit de sommeil. Aurélie aborda le sujet qui nous avait divisées la veille.

— Il faut que tu saches : Jean-Paul n’est pas le copain de Vivien. Je les ai rencontrés un jour ensemble à la piscine. Jean-Paul m’a tout de suite plu. Il est tellement à l’aise, il sait tellement de choses. Vivien avait l’air de le connaître. Ils avaient échangé quelques balles sur un cout de tennis, m’a-t-il dit. Je lui ai demandé de l’amener chez nous.

— Voilà donc l’explication ! Serais-tu amoureuse ?

— Je ne crois pas, mais il a l’air de fréquenter du beau monde, et j’aime sa conversation, on apprend plein de choses avec lui. Il doit avoir une vie passionnante.

Décidément, je ne comprenais pas ce que cherchait ma copine avec ce garçon, et je m’inquiétais pour elle.

— Ne t’emballe pas, lui conseillai-je. Apprends d’abord à le connaître. Au besoin, fais ta petite enquête.

— Quelle défaitiste tu fais ! s’exclama-t-elle.

Mais elle riait. Nous retrouvions notre complicité.

 

Quelque temps après, je fus invitée par ma cousine Elise qui fêtait son anniversaire. C’était la branche fortunée de la famille. Ils habitaient un appartement cossu dans le XVème. Simples, ils invitaient chez eux des gens sympathiques, venus de d’horizons divers. Chaque année, je passais la moitié de l’été avec elle dans leur propriété normande. Nous avions le même âge et nos mères, cousines germaines, étaient inséparables depuis leur enfance, même si l’une, avocate, avait épousé un notaire, tandis que l’autre, professeur de math, vivait avec un ingénieur salarié chez un constructeur automobile. J’avais revêtu ma robe la plus chic : unie, bien coupée. Un sautoir très tendance, coup de cœur que je m’étais offert dernièrement, complétait ma tenue.

Lorsque je sonnai à la porte, un employé m’introduisit et m’annonça. Elise m’accueillit à bras ouverts et nous échangeâmes une chaude accolade, heureuses de nous retrouver. Puis elle m’entraîna au centre du salon.

— Viens, il faut que tu rencontres ma nouvelle prof de musique. Elle est jeune, formidable et très drôle. Toi aussi, je suis sûre que tu vas la trouver super. Mais tu dois avoir soif. Jean-Paul avez-vous un tonic bien frais s’il vous plaît ? demanda-t-elle au serveur qui passait près de nous, chargé d’un plateau.

— Non, je n’en ai plus, mais je reviens de suite vous l’apporter, répondit Jean-Paul, son sourire inoxydable aux lèvres.

Un peu plus tard, le voyant désœuvré près du buffet, je l’abordai.

— Quelle surprise !

Il me regarda sans perdre son assurance.

— Ah ! Bonsoir. Le monde est petit. Comme vous le constatez, je suis serveur ; je fais les extras dans les réceptions et j’adore mon métier.

Perplexe et amusée, je m’interrogeais sur la manière dont j’allais annoncer la chose à Aurélie. Et comment elle allait réagir.

mercredi 29 septembre 2021

Souvenir d'orage

 

Le temps avait menacé tout l’après-midi, nous narguant avec son vent qui affolait le feuillage des platanes de la cour de récréation. Je regardais par la fenêtre de plus en plus fréquemment pendant que la maîtresse tentait de capter notre attention déjà bien émoussée en cette fin d’après-midi de juin. Mais, sauf ce vent échevelant, aucun autre présage ne se manifestait.

Mais voilà, à l’instant précis où nous franchissions le portail de l’école, le premier grondement a roulé, venant du fond du village et s’étalant au-dessus de nos têtes comme un avertissement.

Le chemin qui me ramenait à la maison mesurait bien son kilomètre et demi et mon cartable rempli des livres utiles aux devoirs du weekend, tirait sur mon bras. Je commençai à marcher d’un pas vigoureux, espérant ne pas subir le déluge trop longtemps, car en effet, il ne faisait aucun doute que la pluie ne saurait tarder. L’anthracite opaque des épaisses montagnes célestes, semblait gonfler en approchant, cisaillé par les éclairs. Au fur et à mesure que l’orage avançait, le tonnerre éclatait chaque fois plus percutant, chaque fois plus fracassant.

Aujourd’hui, je l’entends encore comme une énorme, immense, gigantesque baudruche qui aurait explosé, sous le coup d’une flèche lancée par un bras puissant.

Soudain, le nuage s’ouvrit et la pluie s’abattit en stries serrées. Les grosses gouttes frappaient le sol en flops mats et me mouillaient jusqu’à la moelle.

L’humidité dont mon cartable s’imprégnait le faisait glisser dans ma main qui se crispait en essayant de le retenir. Je le changeais fréquemment de côté afin de soulager momentanément mon bras endolori et je pressais le pas.

J’avais hâte d’arriver à la maison afin de me mettre au sec. Douche et vêtements propres.

Je ne me souviens d’aucune sorte de frayeur, mais le ruissellement tiède de cette pluie d’orage qui me parcourt de la tête aux pieds, plaquant mes cheveux sur mon visage et dans mon cou, et cette impression d’être chaussée de coussins chuintant à chaque pas sont des sensations empreintes sur ma peau, enveloppantes et fluides.

Puis le nuage et son cortège d’eau, d’éclairs et de grondements s’éloigna, me laissant dégoulinante mais soulagée de retrouver le ciel bleu vif de juin qui aurait pu attendre un peu que je fusse à l’abri avant de me livrer sans pitié à ses caprices.

mercredi 22 septembre 2021

Libérer ce qui ligote l'âme

 

Janvier déjà.

J’avais décidé, à la rentrée de septembre, de ne pas me laisser happer.

Trouver du temps pour soi, au besoin le créer, tel est le conseil répété par les coachs de vie à longueur d’articles dans les magazines en papier glacé, bien lisses, harmonieusement colorés. Les nombreux exemples cités à leur suite se veulent convaincants. Mais voilà : la quarantaine approchante, trois enfants, Hugo, Olivier et Gaël, en pleine construction, un mari si occupé que la banalité du quotidien ne le concerne pas, une profession passionnante mais demandant une absolue disponibilité, et la spirale se met à tourner.

L’action permet d’éviter le vertige. 

Se focaliser sur l’objectif : l’intendance, le suivi des enfants dans leur santé, leur cursus scolaire ou sportif ou encore culturel, la préparation des cours, les trajets maison-travail, maison-médecin, maison-stade, maison-marché et retours — évidemment—, et la présence auprès de mes élèves, sans relâchement. Une chose à la fois. Mais tant de choses…

La monotonie ? Certes non ! Car il y a toujours le détail qui modifie le cheminement linéaire : Gaël a oublié sa veste de survêtement à la salle de sport, il n’y a plus de place pour se garer près du marché, Hugo invite ses copains pour son anniversaire, le petit Florian Meunier n’a pas encore rapporté son autorisation parentale pour la sortie éducative du lendemain. Pas le temps de s’ennuyer, pas le temps de respirer.

Quatre mois déjà que le rythme s’impose et m’asphyxie. Quatre mois que je me lève dès la première sonnerie du réveil et que les gestes automatiques s’enclenchent, dans un ordre précis, du matin jusqu’au soir, réalisant les tâches incontournables, sans perte de temps, sans dépense inutile d’énergie afin que les plages réservées à l’essentiel, assistance de mes élèves et de mes enfants aux moments opportuns, ne soient pas parasitées par des préoccupations prosaïques.

Je m’épuise, je me dessèche, je manque d’air.



J’entends ce soir l’océan rouler et jaillir sous la tempête. Il est au bout de ma rue. Il m’appelle. J’enfile ma veste et je le rejoins. Assise sur les rochers qui bordent la plage, je me laisse envelopper par le fracas des vagues juste en-dessous de moi. Le vent, en rafales impétueuses, soulève l’écume. Le flux et le reflux, dans une lutte violente, mugissent dans la nuit. Les crêtes, dentelles furieuses, déferlent sur le sable. Je suis au cœur du tumulte. Je n’entends plus que sa furieuse énergie. Mon agitation se noie dans le brusque ressac, mon stress s’envole dans la bourrasque. L’océan danse et joue avec le vent, sans contrainte, sans retenue, dans un déchaînement de forces bouillonnantes et mon esprit joue avec eux. Leur puissance me remplit, leur vacarme me vide la tête et je respire à pleins poumons, libérée des tensions qui ligotaient mon âme.

Je me ressource au creux de la tempête.

lundi 23 août 2021

DANSER LES OMBRES de Laurent Gaudé ches Actes Sud 2015

 Début janvier 2010, Lucine vient remplir une mission à Port au Prince, qu'elle a quitté cinq ans auparavant par devoir. 

Elle rencontre alors Saul et sa bande d'amis. Gaîté et bonheur d'être ensemble la déterminent à rester dans la capitale.

Mais le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et ses innombrables répliques broient la vie, l'espoir, le goût, laissant les Tahitiens dans l'hébétude.

 

Laurent Gaudé suit ses personnages de son regard bienveillant et de sa plume sensible, nous les montrant présents au présent, présents à leur vie, à leurs petits bonheurs, à leurs frères de cœur, à leur malheur, affrontant l'horreur avec courage, mêlant leurs vivants et leurs morts avec affection, jusqu'à l'puisement.

Roman puissant qui nous plonge au cœur de l'esprit de ses personnes si attachées à leur terre, à leurs "frères" et à leurs morts.

mercredi 12 mai 2021

LE SECRET

Constance se réfugiait par habitude dans le secret: elle y trouvait le confort souhaité pour commencer à créer. Il ne fallait surtout pas le briser, tel était l'exigence de la superstition.

Voilà pourquoi elle se retrouvait dans ce village du Sud de l’Espagne.

A Londres, elle recherchait les prétextes qui lui permettaient de s’isoler avec son art, dans un dialogue de traces, de couleurs et de lumières. Au besoin, elle les inventait. Cet espace réservé lui procurait un sentiment de puissance : personne n’interférait dans ses créations, sous ses doigts naissait un monde dont elle était le Grand-Maître, qui évoluait, grandissait ou périssait selon son gré. Elle était seule juge de la valeur de son œuvre.

Pourtant, elle avait fait cette démarche. Elle avait dévoilé ses travaux, les avait soumis à l’œil acéré d’un jury. Mais ceux-ci lui ressemblaient, évidemment. Ils participaient, comme elle, de l’univers de la création artistique.

Chez elle, on ne parlait pas, on n’expliquait pas. Jusqu’à ce voyage au fin fond de l’Espagne, que ses parents avaient entrepris sans la concerter malgré ses dix-neuf ans. Emmène-t-on une jeune femme de dix-neuf ans dans un pays si lointain sans lui demander son avis ? Elle n’était plus une enfant !

Depuis toujours, on avait décidé pour elle. On l’avait inscrite dans cet établissement pour jeunes filles bien élevées où l’on vous initie à votre future vie sociale : conversation agréable, mais sans opinion, culture générale très étendue, poésie, musique instrumentale. Il y avait aussi un cours pompeusement intitulé arts plastiques où l’on vous décrivait académiquement les œuvres des plus connus. Quel ennui !

On lui avait présenté aussi quelques partis avantageux d’une incroyable médiocrité.

Elle s’était murée dans le silence et la clandestinité de son art.

Assise au pied du lit de sa mère, elle percevait cette lettre sous ses doigts à la fois comme une possible échappatoire au carcan subit jusqu’alors, et comme le risque incommensurable d’une explosion dévastatrice du cercle familial. Sa mère arrivée malade dans ce village du bout du monde surmonterait-elle une telle annonce, révélation de l’échec cuisant de l’éducation de sa fille ?

Olive laissa une fois de plus la lettre au fond de sa poche. Elle se donna encore une grande journée de réflexion, après quoi elle devrait trancher.

Les professeurs… très impressionnés… imagination… originalité… hâte de recevoir… Les mots s’égrenaient dans son esprit, musique encourageante, reconnaissance de sa valeur. Retourner à Londres, au cœur de la vie intellectuelle et artistique, intégrer l’élite, vivre à découvert le bonheur de peindre, partager les plaisirs, les doutes, les réussites de la création avec les autres artistes, entrer dans un monde où elle serait en accord parfait avec elle-même.

Le matin, elle s’approcha de sa mère.

—Slade School of Fine Art a répondu favorablement à ma candidature et attend ma réponse. J’ai accepté. Je vais poster ma lettre tout à l’heure.

La TSF grésillait. « Les tensions augmentent considérablement à travers toute l’Espagne. Le monarchiste Calvo Sotelo a été assassiné par des militants républicains hier. Les militaires ripostent. »

Voilà : elle avait rompu le secret, les malheurs déferlaient.


Danièle Chauvin


mercredi 5 mai 2021

FERMER LES VOLETS

 

Fermer les volets, solitude amère

Dehors la vie bouge sous la lune claire

Rester prisonnière de l’espace clos

Où l’ennui s’étale et remplit le temps

Occuper le temps, attente impatiente

 

Samedi dimanche, parenthèse vide

Rythmée d’habitudes immuables, stériles

Aller à la messe, passer voir Mamie

Au bord de la chaise, parole convenue

Mots retenus, posture étriquée

Bon ben à dimanche prochain

 

Refermer la porte, monotone journée

Dehors la vie bouge sous le soleil blond

Rester prisonnière de l’espace clos

Où l’ennui s’étale et remplit le temps

Supporter le temps attente impatiente

 

La porte fermée, le rôti au four

Repas monotone radio monocorde

Passer l’après-midi chez les grands-parents

Conversations d’adultes, silence des enfants

Promenade au jardin retour pour le goûter

Bon ben à dimanche prochain

 

Fermer les volets soirée monochrome

Dehors la vie bouge sous le réverbère

Rester prisonnière de l’espace clos

Où l’ennui s’étale et remplit le temps

Encore quelque temps attente impatiente

 

Lundi matinal à l’arrêt du bus

Les copines sont là la semaine commence

Entrée dans la classe sortir ses cahiers

Nouvelle leçon curiosité

Récrés jeux cris liberté

Thérèse Marie-Claire Marie-Do

Salut à demain

 

Fermer les volets nuit pleine de songes

Dehors la vie s’endort sous les étoiles d’or

Penser à demain le temps qui revient

Le temps de la vie ô suspend ce temps