Toile de: Ivan Dmitriev
La mâchoire inférieure se balance au rythme de ses pas, et les
dents s’entrechoquent, en marquant la mesure de la Danse macabre.Clac-clac-clac-clac-clac, clac-clac-clac-clac-clac, clac-clac-clac-clac-clac, clac-clac-clac-clac-clac.
Alors quoi faire ? Le mort. Bien mort. Si mort que les fourmis y
ont cru. Etendu au pied de l’abricotier, les pattes en l’air, il avait attendu.
Pas longtemps. Rameutées par une exploratrice aventurière, elles s’étaient
rassemblées autour de lui. Elles avaient commencé à lui grimper dessus, sur le
ventre, sur la tête, sur les pattes et dans les oreilles. Il entendait leurs
réflexions : « Il est mort. » « Non, je ne crois
pas. » « Mais si, regarde, même ses paupières ne bougent plus. »
« Attendez, je vais encore vérifier quelque chose. » La dernière à avoir
parlé se glissa dans l’une de ses narines. Elle allait, venait, montait,
descendait. Ses petites pattes lui chatouillaient la muqueuse. Il ne put se
retenir : « A…a…atchhhouuum !!! »
La pauvre fourmi fut éjectée, mise sur orbite. Elle tourna trois fois
autour du feuillage de l’abricotier. Puis le vent prit le relais et elle se mit
à flotter au-dessus du jardin, puis passa devant les fenêtres de la ferme.
Quand tout à coup, la fermière secoua son chiffon à poussière. Vlan ! Un
grand coup sur notre fourmi. Paf ! Précipitée sur le sol, elle se
redressa, ahurie, très énervée. Où était-elle ? Elle agita ses antennes
pour les défroisser et les dirigea sur le sol. Snif-snif-snif. Par où
étaient passées ses copines ? Ah ! Les voilà. Elle tricota aussi vite
que lui permettaient ses petites pattes, en suivant les phéromones de sa tribu.
Elle ne mit pas tant de temps qu’on aurait pu le croire pour rejoindre le
groupe des fourmis qui rentraient à la maison. « Eh ! Ne partez
pas ! C’est trop fort ! Vous avez vu ce qu’il m’a fait ? Sus à
l’ennemi ! A l’abordage ! » Et tous les insectes, comme une
seule fourmi, reprirent l’escalade de sieur le bélier.
Ah non, se disait-il ? Ça ne va pas recommencer. Que me veulent
ces bestioles ? Mais elles grimpent partout ! Pauvre de moi. J’ai
beau me rouler par terre, elles s’accrochent. Allez, un petit sprint. Mais
elles sont toujours là. Aïe-aïe-aïe. Elles s’attaquent à mes joues ! Et je
les sens partout. Je commence à avoir froid. Voyons, à quoi ressemble mon
ventre ? Eh ! Je n’ai plus que les os. Je vois mes côtes. Et mes
pattes aussi sont squelettiques. Voilà que le vent passe à travers mon crâne,
du trou d’une oreille au trou de l’autre oreille.
Brutus accéléra, galopa. Mais la rivière était loin. Quand ses pattes
se posaient sur le sol, elles faisaient un drôle de bruit. Un bruit de
castagnettes en folie. Il se sentait de moins en moins lourd. Il avait de plus
en plus de mal à avancer. Son allure ralentissait. Il perdait ses muscles sous
les mâchoires des carnassières. Cic-cric-cric faisaient les milliers de
mandibules à l’œuvre. Mais Brutus ne les entendait pas car ses oreilles
avaient disparu. Les fourmis continuaient, inlassables, leur nettoyage, sans se
soucier du tangage ni du roulis, trop occupées à grignoter méticuleusement tout
ce qui était comestible.
Enfin, Brutus arriva à la rivière. Dans un dernier effort, il se jeta
dans l’eau. Toutes les fourmis, surprises, lâchèrent brusquement prise et se
retrouvèrent à flotter comme un petit nuage que le ciel aurait laissé tomber là
par étourderie. Le courant les emportait, petites pointes noires piquées à la
surface de l’onde.
Brutus remonta sur la berge. Il se retourna et se pencha sur la rive pour
essayer de voir son reflet. Il vit un drôle de crâne de bélier qui le regardait
et qui n’avait pas l’air très malin avec ses gros yeux qui roulaient éperdument
au fond de leurs orbites. Brutus se demanda qui était ce farfelu. Avait-on idée
de se balader ainsi, sans poil. A poil. Il mit un certain temps à admettre que ce
monstre, c’était lui ! Plus le moindre petit morceau de chair sur ses os.
Et ces yeux fous, qui tentaient d’apercevoir ce qui se passait à l’extérieur de
leur carapace, qu’ils étaient moches. Tout cela était absolument ridicule. Et
même si le ridicule ne tue pas, Brutus se prit à désespérer de son sort.
Tout à coup, il remarqua que ses cornes s’élevaient toujours fièrement
au-dessus de son crâne. Cette vision le rasséréna et il se dit que l’honneur
était sauf.
Alors, il se redressa et, dignement, s’éloigna de la rivière.
Clac-clac-clac-clac-clac, clac-clac-clac-clac-clac,
Clac-clac-clac-clac-clac Clac-clac-clac-clac-clac. Quelle joyeuse Danse macabre !
Danièle