Pages

mardi 1 mai 2012

Le bar de Jim

Le bar de Jim

Nighthawks,E.Hopper (1942)
Très bien. Ils sont là. Ils n’ont pu éviter de se saluer. Ça me réjouit. Evidemment, ils n’échangent pas un mot. Pourtant, il fut une période où ils étaient plus bavards. Ils nous agaçaient assez avec leurs apartés. La Terre aurait pu changer le sens de sa rotation qu’ils ne s’en seraient pas aperçus.
Ils doivent se demander pourquoi ils se trouvent dans ce bar, si tard, ensemble. Je leur réserve une sacrée surprise. Chacun a pris un café et attend la suite. Ils s’ennuient. Et moi, je m’amuse.

Combien de cigarettes a fumées Steeve depuis qu’il est là ? Et Mary, que tient-elle au bout de ses doigts ? C’est encore une belle rousse. Elle n’a pas coupé ses cheveux. Je me demande si elle n’essaierait pas de reprendre les choses là où elles s’étaient arrêtées si elle en avait l’occasion. Sa main traîne un peu trop près de celle de Steeve pour être honnête. Lui fait semblant de se concentrer sur sa cigarette. Son chapeau cache-t-il une calvitie naissante ?

Jim, le barman n’a pas l’air pressé de partir. On dirait qu’il a toujours quelque chose à faire, une vraie fée du logis. De temps en temps, il relève la tête, espérant que ces deux-là lui commanderont autre chose. Il les connaît depuis l'époque où toute leur bande fréquentait le bar : ils se réunissaient le samedi vers dix-neuf heures pour mettre au point leur soirée : ciné, boîte, virée en voiture…

Décidément, ils en resteront à leur unique café. Mais Jim s’en moque un peu : il y a encore ce bon vieux Freddy qui assure son chiffre d’affaire à lui tout seul. Une véritable éponge, ce gars-là. Je me demande ce qu’il fait dans la vie. A quelqu’heure de la journée que je passe ici avec un client, je le trouve. Seul devant sa bière. Pourquoi n’est-il pas énorme comme tous les buveurs de bière ?

Bon, maintenant, il faudrait bien que j’entre et que je leur apprenne la vérité avant qu’ils ne se lassent complètement et qu’ils ne partent. Mais je préférerais ne pas avoir de témoin. Et l’éponge à bière semble vissée sur son tabouret. Attendons encore un peu, histoire d’observer la suite. Ils ne vont tout de même pas rester muets jusqu’à la fin de la nuit. Ce que je vais leur dire dans un instant va sûrement leur délier la langue.

Quand j’ai appris ça, il y a deux mois, je me suis dit que je devais en faire quelque chose. Mais
quoi ? Et puis j’ai pensé à ce rendez-vous. J’ai contacté chacun individuellement. Je ne sais plus ce que je leur ai raconté pour les ramener ici. Voilà bien longtemps qu’ils ont déserté le coin et sont partis vivre loin des lieux de leur jeunesse. Je suis le seul de la bande à être resté dans la région. Toute cette histoire est vieille aujourd’hui, mais elle n’a pas encore atteint son point final. A l’époque, chacun avait accusé l’autre, sans appel. Il est vrai que les circonstances étaient obscures. Personne n’avait compris, et encore moins les principaux intéressés. Tout le monde avait été surpris par leur séparation soudaine et violente.

C’est Jim qui m’a appelé. Il disait avoir une info de premier ordre, que je devais venir tout de suite. Pour une info de premier ordre, c’en était une ! qui allait changer l’ordre justement, l’ordre des évènements. Du moins je l’espère.

Jim avait rencontré la belle-mère de Mary, la deuxième femme de son père. En réalité, elle était venue elle-même au bar, sachant que Jim n’avait pas quitté son poste depuis cette époque. Elle lui avait demandé s’il savait où habitait Mary aujourd’hui. Comme il ne pouvait répondre et qu’elle semblait fort nerveuse, il s’était enquis de la raison de cette question. Elle lui avait alors tout déballé. Jim avait pensé que j’étais la personne la mieux placée pour écouter cela, moi qui étais toujours resté en contact avec Mary et Steeve. J’ai accouru. La femme a redébité son histoire. Tout s’est éclairé. Il fallait maintenant rétablir la vérité. Serait-ce trop tard ? Même si rien ne changeait ensuite, Mary et Steeve devaient savoir. J’ai trouvé un moyen de les faire venir ensemble dans le bar de Jim.

Il est temps. Je pousse la porte du bar.