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lundi 21 mai 2012

Olivier est à plat ventre par terre.

L’horreur, la foudre. Les oiseaux ont surgi du buisson. La jument s’est cabrée. Ses sabots ont glissé sur le chemin durci par la sécheresse. Le paysage a basculé, le ciel a tourné autour de lui. Le premier choc : le contact brutal du sol. Le deuxième, fracassant ; la masse déséquilibrée de la jument qui s’abat sur lui. Effroi.
Elle s’est relevée aussitôt et est partie. Il a tenté de se redresser. Une douleur atroce l’a précipité à terre. Il a hurlé. Le paysan a entendu son cri. Il a vu la jument en fuite. Il a accouru, appelé les pompiers.
La position ventrale est la moins insupportable. Olivier a glissé sa main dans sa poche. Son portable était en état de marche. Il a composé le numéro de Ramzi, expliqué sa situation. Ramzi a dit : «OK.»
L’attente a commencé.

L’esprit d’Olivier ne cesse de faire défiler les deux journées précédentes en boucle. La douleur, aigüe, insistante exacerbe sa colère contre lui-même. Il n’aurait pas dû se trouver là. Ramzi l’avait présenté à Bertrand, avec qui il aurait dû être en pleine conversation professionnelle. Mais il avait eu une altercation avec Ramzi et il avait remis en question ses projets. Il n’imaginait pas à quel point ! Ramzi avait été le copain des expériences d’ado, de ses débuts équestres. Ils s’étaient perdus de vue depuis presque dix ans, puis retrouvés. Mais la vie n’est pas aussi facile qu’on la rêve. Ramzi n’approuvait pas l’attitude d’Olivier. Le ton était monté. Ramzi s’était fâché. Olivier s’était vexé : « Je n’irai pas à ce rendez-vous demain. J’irai aux écuries, m’aérer l’esprit. » Il avait attrapé son téléphone, avait appelé Bertrand. Celui-ci avait été surpris mais il n’avait pas posé de question. Il avait seulement proposé une autre date, dans quelques jours.
Le rendez-vous est à présent reporté jusqu’à quand ? Peut-être à jamais. Les regrets ne rembobinent pas le film de la vie.

Olivier perçoit une présence.
Le paysan s’est approché. « Quelle chute ! Je vous ai entendu depuis mon champ. J’ai appelé les pompiers. Ils arrivent. Ne bougez pas. » Il reste près d’Olivier. Les cavaliers empruntent souvent ce chemin. Il a l’habitude de les voir. Il ne les entend pas en général car le bruit de leurs pas est couvert par le grondement du moteur de son tracteur. Mais cette fois, le hurlement l’avait fait sursauter. Le temps de regarder dans sa direction, il n’avait pu qu’apercevoir le cheval s’éloigner au galop. Il ne s’était pas inquiété de cela : ils rentrent toujours à l’écurie dans ces cas-là. Il tient compagnie au jeune homme. « C’est un cheval des Écuries Conflan ? » Olivier, oublie un peu sa souffrance. La présence du paysan le rassure. L’angoisse diminue. « Oui, répond-il. C’est une jeune jument très peureuse. Elle a été surprise par l’envol des oiseaux. » Le paysan n’est pas étonné : « Le printemps les rend imprévisibles. Certains sont très joyeux, d’autres inquiets. Mais le résultat est souvent le même. Il devient difficile de les encadrer. Vous n’êtes pas le premier à qui cela est arrivé sur ce chemin. Mais une chute comme celle-ci, pas encore. Les secours ne devraient pas tarder. » Olivier s’excuse de lui faire perdre son temps, mais le temps du paysan est celui de la Nature. « La météo s’annonce clémente ces jours prochains. Je ne suis pas à deux heures près. » Le calme de cet homme apaise Olivier.

Calme, sérénité. Voilà ce que doit cultiver Olivier. Il s’est trop laissé dominer par ses impulsions. Du plus loin qu’il se souvienne, elles ne lui ont jamais rien apporté de positif. Des coups de tête sans suite, ou à conséquences désastreuses, suivies de longues périodes de léthargie. Cela aussi, il faut oublier. Cette fois, la facture est très élevée. Tout son corps irradie la douleur. Pendant la chute, il a senti la mort le frôler. Elle s’est éloignée. Puis il a pensé à la paralysie : le choc a été si violent. Il a remué les mains, puis les pieds. Il a été soulagé de constater leur mobilité. Il a tenté de se mettre debout. Ses jambes ont refusé de le soutenir. Il s’est écrasé au sol. Il a recherché une position moins douloureuse, non sans une extrême difficulté. Finalement, à plat ventre était plus supportable. Alors, il a mesuré sa chance. Le pire n’avait pas eu lieu. Il ressent une immense gratitude envers le sort qui ne l’a pas totalement abandonné.
Quand arriveront les secours ? Et ensuite, quelle opération ? Quelle rééducation ? Combien de temps ? Voilà les seuls projets envisageables. L’avenir se résume aux heures prochaines. Ne pas pleurer sur son sort. Cela aurait pu être encore plus grave.

Pour le moment, seule l’immobilité lui est permise. Il sent la présence tranquille du paysan. Les gens de la Terre sont ancrés dans la réalité, ils se soumettent à la Nature, à ses lois, à son rythme. On ne change pas le cours des choses. Parfois l’on doit attendre. Quand la Nature s’endort, nul ne peut avancer son réveil, elle seule décide du moment. En revanche, l’on doit rester attentif et vigilant, observer les signes qu’elle envoie, se tenir prêt à répondre. Parfois, elle s’emballe. Alors, le paysan doit accélérer le travail, redoubler d’efforts et de courage. Il doit rester en phase avec la Nature. Il doit s’adapter à ses humeurs, sans les juger, sans s’énerver, mais sans baisser les bras. C’est cela sa vie.
Celle d’olivier lui a donné un brutal coup de semonce. La sévérité de l’avertissement l’invite à la réflexion. D’ailleurs, il en aura le temps pendant la longue période qui s’annonce.

Ramzi les a rejoints. Il ne fait aucun commentaire, demande seulement comment il se sent, le rassure sur la suite des évènements. Il connaît cela : il est déjà tombé quatre fois de cheval. Il s’est cassé et on l’a réparé. Parfois, il lui a fallu beaucoup de patience, mais il a toujours retrouvé l’usage parfait de ses membres. Olivier écoute l’ami qui lui parle. Leur brouille s’éteint. L’actualité dicte ses priorités. Ne pas perdre le moral, supporter la douleur. Ramzi sait les mots et les silences. Olivier les reçoit comme un baume sur ses plaies, celles du corps et aussi celles de l’âme. Il a longtemps erré dans les méandres de l’existence, à chercher son point d’ancrage. Sans complaisance, l’attitude de Ramzi le recentre, parfois rude, toujours juste. Olivier reconnaît là la richesse qui lui est offerte. Elle est sa chance. Il doit la saisir, ne pas la laisser s’échapper surtout. Dans sa situation aujourd’hui, il se sent impuissant. Quand sa blessure cicatrisera, il aura à nouveau prise sur sa vie. Il pourra en prendre le contrôle.

Les pompiers arrivent, sirène en action. Olivier redresse la tête. Aïe, la douleur sous-jacente éclate en fulgurance hurlante. Elle surgit à la moindre respiration un peu ample, au moindre geste. « Tant qu’on a mal, c’est qu’on est vivant. » Il a déjà entendu sa mère dire cela. Olivier essaie de relativiser. Il devine sa blessure très sérieuse mais guérissable. L’instant est difficile à supporter. Il passera. Tout passe. Mais de toute évidence, rien ne sera plus pareil. Cette chute marquera une étape dans son histoire. C’est un coup d’arrêt que la vie lui inflige, certes, mais il faut savoir l’accueillir et en tirer parti. Olivier se promet de profiter de cette longue période imposée pour imaginer l’existence qu’il souhaite réellement, une existence qui lui apportera équilibre et harmonie. Il sait qu’à l’issue de son purgatoire, il aura fait son choix.

Les secours sont arrivés. Les pompiers descendent de la voiture. Leur médecin examine Olivier. Il vérifie que l’essentiel est épargné. Rassuré, il se fait aider pour retourner le blessé et l’installer sur le brancard. Olivier entend les morceaux de son bassin disloqué glisser les uns sur les autres. Sensation inattendue : douleur extrême, et, paradoxalement, soulagement, comme si quelque chose s’était replacé naturellement. On lui injecte de la morphine.
Le paysan lui souhaite un bon rétablissement. Ramzi court vers sa voiture ; il sera à l’hôpital en même temps que l’ambulance.

Les portières closes, le véhicule se met en mouvement. Olivier, bloqué dans le matelas immobilisateur, ne sent pas les cahots du chemin. La morphine commence à faire effet. Tout s’estompe. Olivier flotte dans un univers cotonneux. La souffrance, l’angoisse, tout disparaît. Ses paupières, lourdes, s’abaissent. Il se laisse emporter vers des jours meilleurs.

Danièle

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